CHAPITRE IX

 

 

— Ton ami Flammechant a un problème ? demanda Lyam à Karal, alors que l’Adepte se retirait dans un coin pour broyer du noir – ou « méditer », comme il disait – pour la seconde fois de la journée. Les autres sont penchés sur les notes concernant l’arme que nous appelons le cube-labyrinthe, mais pas lui. Est-il dans ses habitudes d’agir ainsi ? Est-il malade ? Ou frustré, peut-être ?

— Je ne suis pas sûr, répondit Karal.

Pour lui, ce genre de comportement n’était pas nouveau.

Ils vivaient tellement les uns sur les autres que personne ne pouvait avoir une saute d’humeur sans que tous s’en aperçoivent. Et en effet, Flammechant agissait bizarrement – mais pas dangereusement, cette fois.

Plusieurs indices prouvaient que ses réflexions solitaires étaient différentes de la crise précédente. Tout d’abord, Aya était sans cesse avec lui, l’Adepte le tenant dans ses bras et le caressant. La dernière fois, c’était l’oiseau de feu, en fuyant son maître, qui avait signalé que ses pensées prenaient un tour dangereux.

Flammechant ne jouait pas non plus avec la magie noire. Il se contentait de fixer le vide, assis seul, comme s’il trouvait ainsi l’intimité qui leur faisait cruellement défaut. Mais, il concluait chacune de ses méditations par un coup d’œil incisif vers Karal. Étant donné leur relation passée, le prêtre n’était pas rassuré.

— Hum, fit Lyam en se grattant la tête du bout d’une griffe tachée d’encre. Eh bien, il me flanque la chair de poule à rester assis comme ça, immobile, le regard dans le vague. S’il sombre dans une dépression, un de vous aurait intérêt à le secouer.

— Je ne suis pas sûr que quiconque ait envie de secouer Flammechant, mais je suppose que je peux aller lui parler. S’il y a un problème, Renardargent nous aidera sans doute à le résoudre. Mais s’il ne veut pas mêler Renardargent à ça, il me laissera peut-être l’aider. Après tout, je suis censé être un prêtre, et c’est le genre de choses qui entre dans mes attributions.

Ayant dit ça, Karal comprit qu’il s’était engagé à essayer de régler la situation. Lyam l’encouragea d’un signe de la tête. Avant de trouver une raison de remettre cette épreuve à plus tard, le Karsite partit à la recherche de Flammechant.

Il le trouva dans la salle qui abritait un des mystérieux assemblages -– des fils, des plaques étranges, des pierres et un matériau étincelant – qui semblaient trop délicats pour être appelés des « armes ». Aya était avec lui, blotti dans sa veste. La queue de l’oiseau dépassait de l’ourlet, donnant l’impression que les plumes appartenaient à l’Adepte.

Flammechant regardait fixement les gemmes luisantes. Il tourna la tête en entendant un bruit de pas, mais ne sembla pas surpris de voir le Karsite.

Karal avança lentement. Pourtant, rien, dans le petit sourire de Flammechant, n’indiquait qu’il n’était pas le bienvenu. Alors qu’il contournait l’assemblage, il essaya de trouver une approche indirecte, et échoua lamentablement. Il décida donc d’aller droit au but.

— Depuis deux jours, tu restes dans ton coin, et nous sommes inquiets pour toi, dit-il. Je n’avais pas envie d’aller voir Renardargent derrière ton dos, alors j’ai décidé de te poser la question : quelque chose ne va pas ?

— Tu veux dire : autre chose qu’absolument tout ? demanda Flammechant. Nous sommes dans une situation extrêmement précaire, tu sais.

— Eh bien, oui, mais… Je veux dire…

— Non, ça va… Enfin, je vais bien, Karal. (L’Adepte sourit en voyant Aya sortir la tête pour voir à qui il parlait, puis la rentrer aussitôt.) Mais je suis content que tu sois venu me voir, parce que j’ai quelques questions à te poser. Assieds-toi.

Il tapota le sol à côté de lui. Karal s’exécuta, non sans un peu d’appréhension.

— Karal, Karse et Valdemar se sont livré une très longue guerre, alors je comprends que les Karsites aient un point de vue négatif sur certains personnages de l’histoire valdemarienne. Mais tu es intelligent et cela m’étonnerait que tu prennes les rumeurs pour argent comptant. Voilà pourquoi j’aimerais te poser une question : que sais-tu et que penses-tu du Héraut-Mage Vanyel Ashkevron ?

Karal fut surpris par ce changement radical de sujet, car sa question initiale n’avait rien à voir avec l’histoire de Vanyel Ashkevron.

Mais le sujet abordé par l’Adepte était intéressant, en regard de tous les changements survenus dans la vie de Karal et de ses récentes réflexions. En surface, il semblait que ce thème n’avait rien à voir avec ce qui se passait dans la Tour, mais il connaissait Flammechant mieux que ça. Il devait avoir une bonne raison pour poser cette question.

— Je vais réfléchir à haute voix, alors sois patient, prévint Karal. Comme tu dois t’en douter, de notre point de vue, Vanyel Chevauche-Démon était l’incarnation de tout ce qu’il y avait de plus terrible à Valdemar. On disait aux enfants karsites que Vanyel viendrait les chercher s’ils n’étaient pas sages. Ce Héraut qui chevauchait un cheval-démon était l’ennemi ultime de Karse. Il maîtrisait la magie et avait l’audace d’être capable de bannir les démons invoqués par les meilleurs Prêtres du Soleil. Ce dernier point en faisait un être encore plus maléfique. Comme si ça ne suffisait pas, les chroniqueurs ont écrit qu’il pouvait briser le sort de contrôle que les prêtres jetaient sur les démons et les retourner contre eux. Aux yeux de mon peuple, cela faisait de lui le Roi des Démons.

— Tout ça, c’est ce que votre histoire en a retenu, répondit Flammechant. Quel est ton sentiment ?

— J’y arrive. (Karal se massa la nuque, essayant de mettre de l’ordre dans ses pensées et de se détendre.) Selon moi, il est incroyablement ironique que les pires accusations portées contre Vanyel aient été de chevaucher un cheval-démon et d’être un mage, alors que nos propres prêtres invoquaient et contrôlaient des démons.

Le sourire ironique de Flammechant devint approbateur.

— Personne n’a jamais prétendu que les causes de la guerre et les sources des préjugés étaient rationnelles. (Il gratta Aya sous le menton et l’oiseau le remercia d’un gazouillis.) La ferveur religieuse sert souvent d’excuse à des comportements socialement inacceptables.

— La religion comme excuse… Parfois, dès que la ferveur religieuse envahit l’esprit, l’intelligence s’enfuit par les oreilles. Le pire, c’est quand des gens puissants et sans scrupules utilisent la foi des autres pour satisfaire leur rapacité.

Aya ressortit la tête de la veste de l’Adepte, comme s’il trouvait intéressant le discours du jeune prêtre. Altra vint s’installer à ses pieds. Rien, dans son comportement, n’indiquait qu’il était mécontent de son protégé.

— L’expérience m’a appris la même chose, dit Flammechant. Bien que je ne sois pas beaucoup plus âgé que toi. Alors, comment crois-tu qu’était Vanyel ?

— Je suis sûr que c’est un héros aux yeux des Valdemariens – une conclusion facile, puisque mon peuple le tenait pour un de ses pires ennemis. Étant donné qu’il a combattu des hommes qui étaient avides de pouvoir et amoraux, et tout particulièrement un des plus mauvais Fils du Soleil de notre histoire, tout me porte à croire qu’il a simplement fait son devoir. Il a protégé son peuple de la rapacité du mien. Je ne peux pas dire que j’aime cette idée. Pour être honnête, elle me remplit de honte.

Karal marqua une pause.

— Même ses pires ennemis n’ont jamais osé prétendre qu’il avait conduit une armée contre nous, de notre côté de la frontière, alors qu’on ne peut pas en dire autant des généraux karsites. J’ignore qui avait raison au tout début du conflit. Mais je peux affirmer que les Valdemariens n’ont jamais envahi Karse, alors que le contraire s’est produit.

— Très impartial, répondit Flammechant, approbateur. Aucun camp n’a jamais entièrement raison. Mais changeons de sujet. J’ai besoin de ton opinion religieuse. Que pensent les Prêtres du Soleil des fantômes ?

— Quel genre de fantômes ? Des morts qui ne trouvent pas le repos ? Des esprits revenus pour servir de guides ?

— Tous. Certaines religions prétendent que les fantômes n’existent pas, et d’autres tournent autour de l’adoration des ancêtres. Que dit le Livre de Vkandis ?

— Peu de chose… (Karal fronça les sourcils, essayant de se rappeler.) Maintenant que j’y pense, ce qu’on y trouve est plutôt intéressant. D’après les textes, aucune personne appartenant à la Foi, que son âme soit pure ou noire, ne peut devenir un fantôme. Tous ceux qui sont nés dans la Foi, ou qui s’y sont convertis, seront amenés devant Vkandis pour être jugés – le terme exact est « triés ».

« Et les bons seront triés des méchants – aucune âme n’y échappera. Les méchants seront abandonnés à l’obscurité, au désespoir, à la peur et à la douleur, afin de répéter leurs erreurs jusqu’à ce qu’ils aient appris à aimer et à servir la Lumière de Vkandis. Et les bons seront rassemblés dans les prairies verdoyantes des deux pour chanter ses louanges, boire l’eau douce et baigner à jamais dans la Gloire du Soleil.

« Il y a tout un passage consacré à la hiérarchie des bons et aux divers moyens d’y faire son chemin, mais je crains que ce soit une pure invention du clergé. J’ai une version très ancienne du Livre et on n’y trouve nulle part ce texte.

— Certaines personnes ont besoin que tout soit organisé et hiérarchisé, fit Flammechant. Je déteste devoir dire ça, mais être parqué dans une prairie et passer mon temps à chanter sous le soleil n’est pas ma conception d’une vie après la mort satisfaisante. Je hurlerais d’ennui en moins d’une journée.

Karal éclata de rire.

— Toi, peut-être… Mais pense aux pauvres bergers, les premiers Prophètes, qui vivaient sur les pentes des collines de Karse, où il pleut sans cesse et où l’herbe est rare ?

— Pour eux, des prairies ensoleillées seraient un paradis, non ? (L’Adepte fronça les sourcils.) Très bien, donc les Karsites ne peuvent pas être des fantômes… mais les autres peuples ?

— Eh bien, ce n’est pas dans le Livre. Mais selon la tradition, les morts en colère deviennent des fantômes affamés et vengeurs qui hantent la nuit. C’est pour ça que la plupart des Karsites ne sortent jamais après le coucher du soleil sans un prêtre pour assurer leur sécurité.

Cela dit, la question de Flammechant ne portait pas seulement sur la tradition karsite – mais sur ce que Karal croyait.

— En tant que prêtre, je peux en théorie exorciser des fantômes et envoyer tout esprit qui le désirerait devant Vkandis pour qu’il soit jugé, même s’il n’est pas dans la Foi. Le Livre est assez vague au sujet de ce qui arrive aux âmes qui n’appartiennent pas à la Foi. La plupart des gens pensent qu’elles sont condamnées à la damnation éternelle, même si elles sont pures. Mais ce n’est pas ce qui est écrit dans le Livre. Lui dit qu’elles seront triées et envoyées à « leur place ». Pour autant que je sache, ça pourrait être parmi nous.

Tre’valen et Aubefeu sont des fantômes, en quelque sorte. Et si Lo’isha et An’desha m’ont dit la vérité, certains Kal’enedral en sont aussi. En tout cas, ils ne sont pas physiquement vivants, comme Florian et Altra. Il semble que Kal’enel les ait triés, décidant que leur « place » était ici.

— Et les Avatars ? demanda Flammechant. Les considères-tu comme des fantômes ?

— Pour être franc, j’ignore quel autre nom leur donner, admit Karal. Même s’ils ne sont pas « bénis » au sens karsite du terme, ils sont tout sauf mauvais et affamés. Et pas davantage vengeurs. Donc, je n’ai aucune raison d’intervenir. (Il réfléchit, puis continua :) En fait, il existe deux types d’exorcisme. Le premier consiste à bannir le fantôme du lieu qu’il hante – il peut donc aller ailleurs. Le second le bénit, lui ouvre la voie vers l’endroit où il est censé aller et l’aide à briser les derniers liens qui le rattachent à ce monde. Pour ça, il faut que l’esprit soit prêt. La plupart des prêtres combinent les deux types d’exorcisme, espérant, une fois l’esprit banni, qu’il verra la Lumière et comprendra qu’il n’a rien à faire ici. Mais j’ai lu des rapports sur des esprits tellement perturbés d’être morts que le prêtre doit simplement les aider à partir.

— Tout ça, c’est parfait, mais suppose que tu voies un fantôme – pas un Avatar ni rien d’autre qui ait été envoyé par un dieu – que ferais-tu ? Te sentirais-tu obligé d’agir ?

Une bonne question… Selon certains prêtres, il fallait exorciser tout ce qui ressemblait à un fantôme. Mais cela incluait les Avatars et certains Kal’enedral. Et Karal ne voulait même pas murmurer le mot « exorcisme » devant eux.

— J’essaierais d’exorciser un fantôme s’il était mauvais. Sinon, je lui ficherais la paix.

Le Karsite ne voyait toujours pas où cette conversation les menait, mais Flammechant semblait le savoir.

— Karal, je t’ai posé toutes ces questions parce que j’ai besoin de ton aide – enfin, de la tienne et de celle d’Altra – et cela pose certains problèmes religieux. J’ai fait… la connaissance… de vrais fantômes – impossible de se méprendre sur leur nature. L’un d’eux est un de mes ancêtres. Physiquement, ils sont liés à un lieu situé à la frontière nord de Valdemar.

Oh, non… il doit avoir peur que l’Ultime Tempête détruise ou blesse ces fantômes.

— Flammechant, coupa Karal, j’espère que tu n’as pas l’intention de me demander de les exorciser. Je suis navré qu’un de tes ancêtres soit enchaîné à ce monde. Si je le pouvais, je serais heureux de l’aider, mais je doute que ce soit possible. Je te l’ai dit, tout ce que je peux faire, quand un esprit n’est pas prêt, c’est le forcer à quitter l’endroit qu’il hante. Et je ne crois pas possible de le faire à distance.

— Non, Karal, ce n’est pas ce que j’ai à l’esprit ! s’écria Flammechant, apparemment plus amusé qu’ennuyé par la conclusion erronée du Karsite. Écoute-moi.

An’desha, Sejanes et moi pensons qu’il n’y a pas assez de mages puissants à la Tour, et nous n’avons aucun moyen d’en faire venir. Tous les Adeptes des environs sont indispensables là où ils sont, et nous ne pouvons pas créer de Portail. Quant à Altra, il ne peut plus sauter avec un mortel… Mais qu’en est-il des fantômes ?

Des fantômes. Un des ancêtres de Flammechant. Au nord de Valdemar. Un Adepte…

Soudain, les diverses questions formèrent un tout, et Karal regarda le mage avec un mélange de fascination et d’horreur.

— Ce fantôme – cet ancêtre – ce ne serait pas Vanyel Ashkevron, par hasard ? demanda-t-il d’une voix tremblante.

Parler de Vanyel était une chose. Envisager de le faire venir ici en était une autre !

Karal aurait voulu supplier Flammechant de lui dire que ça n’était pas de Vanyel Ashkevron qu’il s’agissait, mais un seul regard lui confirma ses craintes.

C’est une excellente idée, Karal, dit Florian. Vanyel est un Adepte. Si c’est possible, je crois qu’il faut le faire venir ici.

— Je ne te demanderai pas comment tu as découvert que Vanyel Chevauche-Démon est toujours… de ce monde. (Il ferma les yeux et secoua la tête.) Je ne peux pas croire ce que j’entends.

Petit, si tu veux un autre vote en faveur de ce projet, tu as le mien, dit Besoin. J’ai rencontré Vanyel, même si je doute qu’il se souvienne de moi. Stefen et lui seraient un atout de taille pour notre groupe. Ils pourraient même nous donner le tranchant nécessaire pour vaincre les tempêtes.

— -Une épée qui parle de tranchant, ricana Flammechant. Comme c’est approprié ! En tout cas, ce sont les Avatars qui ont fait cette suggestion. D’après les notes du cube-labyrinthe, nous aurons besoin de davantage de mages que la dernière fois. Et le seul moyen de ramener des esprits ici, c’est d’envoyer Altra les chercher. Nous pensons que Vanyel, son Compagnon et son ami pourront se lier à un objet relativement petit, afin qu’il n’ait pas de mal à les transporter.

— Nous ? demanda faiblement Karal. Qui ça, nous ?

— Tous les mages, répondit l’Adepte. Ce qui inclut les Avatars et Besoin. Et nous sommes tous d’accord. Nous pensons trouver dans le cube la réponse que nous cherchons – c’était notre premier choix, mais nous n’étions pas assez nombreux pour le faire fonctionner.

Karal baissa les yeux et Altra lui renvoya son regard.

— Qu’en dis-tu ?

Sérieusement ? Je crois que ça peut marcher, mais je ne peux pas l’affirmer. Je ne suis pas un mage dans le sens où les autres l’entendent, mais ils semblent convaincus. Il n’y a qu’un problème et c’est pour ça qu’ils voulaient te parler.

— J’aurais dû me douter que tu étais dans le coup, soupira Karal. Quel problème ?

Eh bien, ça frise l’interférence. Si je le faisais à ta seule demande, j’outrepasserais mon autorité. Donc, nous devons avoir la permission d’une plus haute instance, et ce n’est pas à moi de formuler la requête.

— Pourquoi ai-je le sentiment que tu ne parles pas de Solaris quand tu dis « haute instance » ?

Tu as raison, et tu es le seul Prêtre du Soleil présent, répondit Altra. Donc, à toi de présenter la requête ! Je ne peux pas m’en charger, ni faire une chose pareille sans permission. Je peux conseiller, guider, jouer les messagers, mais pas ça. Je déteste parler comme un clerc et insister sur les détails techniques… Si ces esprits étaient karsites au lieu d’être valdemariens, ça n’aurait pas été un problème.

— À cause de notre vieille inimitié ? demanda Karal, surpris. Mais, c’est le Dieu du Soleil lui-même qui nous a ordonné de faire la paix avec Valdemar !

Non, c’est parce que ces esprits sont là pour une raison, et j’ignore si elle est toujours valide. Peut-être ne le savent-ils pas eux-mêmes. Si leur mission n’est pas remplie, ils peuvent choisir de venir ici, au risque de désobéir à la divinité qui la leur a confiée. Mais sans la permission de Vkandis, impossible de décider de les aider sans prendre le risque de désobéir, et je m’y refuse.

— Je ne te le demanderais pas. Je suppose que ça signifie que je n’ai pas le choix.

À en juger par la manière dont tes amis te regardent, on dirait bien, en effet.

Se sentant déjà coupable, Karal releva la tête et vit trois paires d’yeux rivées sur lui.

Enfin, Besoin n’en avait pas, mais il sentait son regard à travers celui de Flammechant. Et Florian, sur le seuil, braquait sur lui ses grands yeux bleus implorants.

— Je dois sortir…, souffla Karal.

Il réussit à passer malgré Florian et pensa même à prendre un manteau, des gants, et à mettre ses bottes avant de sortir. La traversée du tunnel fut un grand blanc dans son esprit. Il savait ce qu’il fallait faire, ayant assisté à beaucoup de requêtes présentées à Vkandis par Solaris ou d’autres prêtres. De plus, il avait étudié la manière de s’y prendre pendant son noviciat.

Une requête au dieu devait être présentée à la lumière du jour. Dans le Grand Temple, les rayons du soleil entraient par les fenêtres. Ici, Karal devait sortir. Comme il seyait à une religion fondée par de pauvres bergers, il n’existait ni tenue ni réceptacle spéciaux. Le seul réceptacle était le prêtre, et la seule « tenue », l’espoir que sa prière serait entendue. Même si elle ne recevait pas la réponse voulue, elle arriverait jusqu’aux oreilles du dieu.

Karal avait toutes les raisons de le croire. Il savait que Vkandis l’écouterait – n’avait-il pas Altra à ses côtés pour le lui prouver ? Une seule question se posait : était-il digne de recevoir une réponse ?

Il s’éloigna dans la neige, mit une haute congère entre le camp shin’a’in et lui et s’arrêta lorsqu’il ne vit plus aucun signe d’activité humaine, à part ses traces de pas, derrière lui.

La Tour se dressait à côté de lui, et il était entouré par un champ de neige, qui lui montait à certains endroits jusqu’aux genoux. Il n’avait jamais vu ça…

Les Shin’a’in non plus. C’était un hiver terrible, et il pouvait encore s’aggraver – à condition que les Plaines elles-mêmes survivent à l’Ultime Tempête.

Même si je ne suis pas digne, ma cause l’est, décida enfin Karal.

Il leva le visage vers le soleil et écarta les bras.

Certains prêtres choisissaient soigneusement leurs mots quand ils priaient, mais Ulrich et Karal n’avaient jamais trouvé ça logique.

— On croirait des courtisans qui essaient de trouver la phrase la plus onctueuse avec l’espoir que le roi leur fera l’aumône, avait dit Ulrich, dégoûté. Rien dans le Livre ne laisse penser qu’il faut débiter de beaux discours à Vkandis. Il nous comprend même si nos mots sont insuffisants.

Karal se tint debout sous le soleil, dont la clarté représentait la Lumière supérieure.

Cette Lumière l’envahit jusqu’à n’être plus qu’un avec lui.

Il limita sa requête aux faits.

Voilà où nous en sommes et ce que nous avons accompli. Et voilà ce que nous devons encore accomplir. Nous savons que cela ne garantira pas notre succès, mais nous pensons que c’est nécessaire. Permettrez-vous à vos serviteurs d’agir ?

C’était la première fois qu’il faisait seul cette prière, et son audace le terrorisait.

Blême, il attendit la réponse.

Le soleil brillait dans l’immensité du ciel alors que Karal s’efforçait de se perdre dans la Lumière. Quand il y parvint enfin, Vkandis se montra.

Le soleil doubla puis tripla de volume. Karal sentit la lumière lui brûler les joues, mais il ne cilla pas.

Tu peux supporter la Lumière, mais peux-tu supporter un endroit où il n’y a pas d’ombre ?

Le soleil se divisa. Une douzaine d’astres formèrent un cercle autour de lui, créant effectivement un endroit où l’ombre n’existait pas et où il n’y avait nulle part où se cacher. Les soleils se posèrent sur la terre, autour de lui, dansant à la surface de la neige sans la faire fondre ni la consumer.

Karal continua d’attendre, sans peur, vide de tout sauf de sa foi.

Tu peux supporter qu’il n’y ait pas d’ombre, mais peux-tu supporter d’être exposé à la Lumière ?

Les soleils commencèrent à tourner autour de lui, de plus en plus vite, jusqu’à n’être plus qu’un anneau de lumière. Soudain, celui-ci émit une vive lueur, et Karal dut se protéger les yeux. Quand il regarda de nouveau, il n’était plus dans les Plaines, mais au cœur du soleil.

Au cœur de la Lumière, devenue une partie de lui.

Le jeune prêtre s’avisa que ça n’était pas une expérience nouvelle. Bien qu’il ne s’en soit pas souvenu jusqu’à cet instant, la même chose s’était produite quand il avait joué les Conduits, le jour où ils avaient lancé la contre-tempête. La Lumière avait emporté ses peurs, et elle le faisait de nouveau, illuminant son cœur.

Oui, ce cœur n’était pas parfait. Il portait des multitudes de blessures mal cicatrisées, et il y restait encore quelques zones d’ombre. Karal les vit et renouvela sa promesse de s’en occuper.

Mais je ne suis pas en cause. Ce que je suis n’a pas d’importance. Ce que je demande n’est pas pour moi, ni pour mes compagnons. C’est pour tous nos peuples, et ceux dont nous ignorons l’existence.

La lumière lui répondit par une question : Est-ce aussi pour les Impériaux ?

Oui.

N’était-il pas acquis que la majorité des Impériaux n’avaient rien à voir avec les méfaits de leurs chefs ? Alors pourquoi n’auraient-ils pas été protégés ?

Même tes ennemis ? insista la voix.

La réponse fut identique : Oui.

Si protéger ses ennemis était le prix à payer pour sauver les innocents, qu’il en soit ainsi. Les fanatiques disaient : « Tuez-les tous, Dieu les jugera ». Karal préférait déclarer : « Sauvez-les tous, Dieu les jugera, car ce n’est pas à nous de le faire. »

Il y eut un moment d’attente, puis la Lumière le submergea amicalement.

Alors, voici ma réponse : oui.

La Lumière disparut.

Karal se retrouva debout dans la neige, les pieds gelés, les yeux larmoyants et le cœur rempli de la réponse qu’il était venu chercher.

Devenu le réceptacle du « oui » divin, il le rapporta à la Tour avec autant de précaution qu’un novice chargé de transporter un bol d’eau sacrée.

— Tu ne te souviens de rien ? demanda Lyam, dévoré par la curiosité, alors qu’il aidait Karal à remonter des archives.

Le Karsite secoua tristement la tête tout en regardant où il mettait les pieds, car les dernières marches de l’escalier de l’atelier étaient traîtres.

— Mon seul souvenir, c’est d’être sorti dans la neige. Après, un blanc total, jusqu’à ce que je me réveille avec la réponse. Désolé, je sais que tu aurais adoré consigner cette expérience, et il ne s’agit pas d’un secret… Je ne me rappelle simplement rien.

Le hertasi agita la queue, peut-être en signe d’impatience.

— Tu aurais pu sortir, puis revenir en prétendant que tu avais reçu une réponse positive. D’accord, ça n’est pas ton genre, mais…

— C’aurait été plus difficile que ça. J’aurais pu abuser tout le monde, sauf Altra et Florian. Et Besoin ne se serait pas laissée tromper non plus. Avant de devenir une épée, elle était une sorte de prêtresse. Quand quelqu’un met des paroles dans la bouche d’un dieu, tu peux parier qu’elle s’en aperçoit.

— Si tu le dis, fît Lyam, qui semblait en douter.

— Et je n’aurais pas trompé les Avatars non plus, continua le jeune homme. Comment peut-on croire avoir une chance de le faire ?

Lyam capitula. Il n’était peut-être pas convaincu au sujet de Florian, Altra et Besoin, mais il croyait dur comme fer que les Avatars appartenaient à un univers inaccessible à son entendement. Du coup, il les regardait avec un mélange de curiosité, d’émerveillement et d’incertitude. Karal trouvait cela plutôt amusant. Selon lui, avant de rencontrer les Avatars, Lyam avait été une sorte d’agnostique : il voulait bien admettre l’existence de choses qui le dépassaient, mais pas que cela influait sur son quotidien. Comme beaucoup de ses collègues avant lui, le hertasi se fiait exclusivement aux faits. Cela faisait de lui un bon historien, plutôt qu’un colporteur de ragots.

Lyam et son mentor, Tarrn, croyaient passionnément à la vérité, et ils feraient n’importe quoi pour la défendre. Selon Karal, ils auraient sûrement trouvé une excuse à un ami coupable d’un vol. Mais si ce même ami falsifiait des documents ou dissimulait des informations…

Karal et Lyam rangèrent leurs notes et fermèrent la boîte, désormais pleine, qu’ils entreposèrent avec les précieuses chroniques de Tarin.

— Si tu as un moment, peux-tu me donner un coup de main ? demanda Karal. Tu es plus doué que moi pour manipuler les pierres chaudes.

— C’est parce que les humains ont été mal conçus, répondit le hertasi avec un sourire. Vous devriez avoir une jolie peau épaisse sur les mains, de préférence couverte d’écaillés, pour vous permettre de ramasser des objets brûlants sans vous faire mal.

— Rappelle-moi de demander cette option la prochaine fois que je commanderai un nouveau corps, fit le jeune homme en se dirigeant vers sa chambre. N’est-ce pas justement pour ça que tu as été créé ?

— Pour compenser vos défauts ? Eh bien, oui ! Il faut que quelqu’un le fasse. Demande donc à un Avatar ou à un fantôme de cuisiner ou de coudre ! Nous sommes indispensables !

Karal rit avec Lyam.

Vu l’état où était Altra après avoir livré le téléson à Haven, le jeune prêtre avait décidé de se préparer au pire. Quand le Chat de Feu réapparaîtrait, il trouverait à boire, à manger et un lit bien chaud. Tout le monde pensait le revoir environ deux jours après son départ, et Karal avait tout organisé selon cet emploi du temps. Voilà pourquoi il changeait régulièrement les pierres chaudes, dans le lit, et remplaçait le bol de ragoût dès qu’il commençait à refroidir.

Il trouvait toujours quelqu’un prêt à manger l’ancien…

Lyam ayant déjà profité de l’aubaine, il n’était pas opposé à donner un coup de main à son ami.

— Que penses-tu de tout ça ? demanda-t-il. Il ne te semble pas étrange de faire venir des fantômes ? Je n’ai même encore jamais rencontré une personne qui en ait vu un !

— Ça ne me semble pas plus étrange que les Avatars, et ce sont aussi des fantômes, répondit Karal. Je n’avais jamais rencontré de spectres avant de venir ici, mais ça ne m’ennuie pas.

Lyam leva les yeux au ciel, incrédule.

— Comment peux-tu être si calme ? Flammechant compte inviter un esprit dans la Tour, et un ancien héros par-dessus le marché ! C’est comme si nous invoquions Skandranon… ou le baron Valdemar ou… le premier Fils du Soleil ! Tu n’es pas excité ? Ou effrayé ?

Karal savait qu’il aurait dû être les deux, et pourtant il n’y parvenait pas. Tout ça ne lui semblait pas vraiment réel. Ou si ça l’était, il avait fini par s’habituer à tant de bizarreries. Il n’était pas à proprement parler blasé, mais il avait depuis longtemps dépassé le stade de l’étonnement. Désormais tout n’était plus qu’une question de degré.

— Vanyel Ashkevron a vécu il y a très longtemps, Lyam, dit-il. Je sais que tu es un passionné d’histoire. Pour toi, les événements très anciens sont aussi vitaux que ceux de l’an passé. Mais pour être honnête, ça ne me fait pas grand-chose. Surtout après avoir rencontré des personnes vivantes tenues pour des ennemis mortels de Karse, avant l’Alliance, et avoir découvert qu’elles étaient comme moi. Bref, je croirai à ces esprits quand ils seront là. En attendant, je ne vois pas l’intérêt de m’exciter.

— Tu as vraiment découvert que des ennemis de Karse étaient comme toi ? demanda le hertasi en jonglant avec trois pierres chaudes.

Elles tombèrent l’une après l’autre, et il dut courir après la plus grosse, qui roulait comme un ballon.

— Je connais des gens qui ont perdu des membres de leur famille en combattant les mercenaires du Héraut Kerowyn. Quand je suis arrivé à Haven, elle est devenue mon professeur. J’ai appris qu’elle ne mangeait pas de bébés au petit déjeuner et n’était pas plus un monstre que tout bon chef militaire. Un autre de mes professeurs, nommé Alberich, avait fui Karse et sa position de capitaine au sein de l’armée parce qu’il avait été élu par un Compagnon ! Les miens l’appelaient le Grand Traître, et j’ai découvert qu’il avait joué un rôle important dans la formation de l’Alliance. Selon la rumeur, il était un sorcier démoniaque capable de toutes les atrocités. Finalement, il n’est pas différent de Kerowyn, à part que son sens de l’humour est plus noir.

— Intéressant, commenta Lyam. Ça t’ennuierait de me raconter ton histoire ?

Il sortit un crayon et du papier de la sacoche qui ne le quittait jamais. Karal n’eut pas le cœur de refuser. Il lui décrivit son voyage vers Haven, qui semblait appartenir à une autre époque, et être arrivée à une autre personne. Puis il répondit aux questions de Lyam honnêtement, y compris quand ses réponses le faisaient paraître stupide. Le hertasi étant intéressé par son évolution, il se montra aussi ouvert que possible.

Pendant qu’il les révélait à Lyam, il fut un peu surpris par les changements survenus en lui.

Cela les occupa un bon moment et calma l’anxiété de Karal. Rien que pour ça, il fut reconnaissant au hertasi.

Car il se pouvait qu’ils aient fait tout cela en vain… Altra était parti chercher de l’aide et présenter la requête de Flammechant à son ancêtre, mais rien ne leur garantissait que les esprits coopéreraient. Primo, ils n’étaient peut-être pas ceux qu’ils prétendaient être. Secundo, ils n’avaient sans doute pas envie d’aider de vieux ennemis. Après tout, Altra était le représentant de l’ancienne Némésis de Vanyel. Ce qui était de l’histoire ancienne aux yeux de Karal restait pour lui un souvenir. Tout ça aurait pu être un piège pour les éloigner de la frontière qu’ils étaient censés garder.

Les esprits risquaient également de ne pas être en mesure de quitter leur forêt. Ils ne l’avaient pas fait au fil des siècles, alors pourquoi aujourd’hui ? Et s’ils n’étaient pas capables de les aider, pourquoi entreprendre un dangereux voyage jusqu’à la Tour histoire se tourner les pouces ?

Et s’ils ne voulaient pas prendre le risque d’être éliminés par Karal ? Après tout, une fois qu’ils seraient là, en son pouvoir, il aurait tout loisir de pratiquer un exorcisme…

Peu après l’aube, le troisième jour, Altra revint, et tous les doutes fondirent comme neige au soleil.

Karal dormait et Lyam dut le secouer pour le réveiller. Il lui fallut un moment pour comprendre ce que lui disait le hertasi.

Le jeune prêtre se leva et enfila ses vêtements de la veille. Alors, son esprit embrumé enregistra enfin qu’Altra était de retour. Il remplit un bol avec la soupe épaisse qu’il avait laissée sur un petit brasero et suivit Lyam dans la pièce centrale.

Tous les autres entouraient déjà le Chat de Feu – ainsi qu’un bon nombre de Kal’enedral. Si Altra lui avait semblé vidé après avoir fait voyager maître Levy et Sejanes, il allait encore plus mal aujourd’hui. Il haletait, le poil hérissé. Sans faire attention aux autres, qui parlaient tous à la fois, Karal se fraya un chemin jusqu’à lui et posa le bol de soupe devant son museau. Altra lui jeta un regard plein de gratitude et l’avala en quelques lampées.

Ils ont besoin d’un lien physique avec le monde réel, dit-il, continuant une conversation qui avait commencé avant l’arrivée du Karsite.

Karal songea que posséder le don de parole par la pensée était un avantage à l’heure des repas. Il trouvait fascinant qu’Altra, Florian, Tarrn et Besoin puissent se faire entendre de gens qui ne le possédaient pas, comme maître Levy et Sejanes.

Alors, voilà ce lien… Si seulement il y avait eu un autre moyen d’apporter ici ce morceau de bois… Il faudra aux esprits un peu de temps pour l’utiliser afin d’arriver, alors soyez patients. Si j’avais dû les transporter en même temps que cet objet, j’aurais risqué de les perdre dans le Vide. Vanyel n’aime pas trop les Portails et sauter, ces temps-ci, ressemble beaucoup à en franchir un.

— Un Adepte qui n’aime pas les Portails ? s’étonna Sejanes.

— Disons que j’ai eu quelques expériences déplaisantes avec les Portails, par le passé, lança une voix plaisante et musicale.

Elle semblait monter du fond d’un puits, comme celles de certains Kal’enedral.

Karal suivit la direction des regards de ses compagnons, mais il ne vit personne, à part un vieil instrument de musique. À une époque, il avait dû s’agir d’un luth, mais ses cordes et ses chevilles avaient disparu. À l’évidence, personne n’en avait plus joué depuis un siècle. Si c’était le lien physique qu’avait rapporté Altra, ça paraissait un choix plutôt bizarre.

— En général, je préfère éviter les Portails, si j’ai le choix, continua la voix, alors que l’air ondulait au-dessus de l’instrument. Comme mon nouvel ami Altra vous l’a dit, il nous faudra un peu de temps. Nous n’avons plus l’habitude d’utiliser les lignes et les nodes, et nous sommes un peu rouilles.

— Nous ne sommes pas pressés, Ancêtre, répondit Flammechant. Je me rappelle avoir fait avec toi une expérience intéressante qui incluait un Portail.

Karal sentit ses cheveux se hérisser sur sa nuque. Certes, il avait dit à Lyam qu’il n’était ni excité ni effrayé… Mais alors, l’arrivée des esprits restait un concept abstrait. Maintenant…

Maintenant, un frisson lui parcourait la colonne vertébrale, il avait une boule glacée dans l’estomac et il aurait voulu être n’importe où ailleurs que dans la Tour.

Trois silhouettes apparurent. Deux d’entre elles étaient vaguement humaines. La troisième, plus grosse, semblait être celle d’un cheval. Elles devinrent de plus en plus nettes, mais sans jamais atteindre la solidité des Kal’enedral ou l’apparence flamboyante des Avatars.

C’était peut-être pour ça que Karal avait peur. Les leshy’a kal’enedral n’étaient pas différents de leurs confrères vivants. Quant aux Avatars, ils semblaient si exotiques que le Karsite les classait dans la même catégorie que les Chats de Feu et les autres manifestations des dieux.

Ces trois-là n’avaient rien de solide et ils n’étaient pas assez divins pour qu’on puisse les prendre pour autre chose que ce qu’ils étaient.

La première apparition était un homme à la beauté saisissante. S’il s’agissait de Vanyel, l’ancêtre de Flammechant, Karal n’aurait plus jamais à se demander de qui tenait l’Adepte Guérisseur. Les esprits étant privés de couleurs, le jeune prêtre n’aurait pas su dire si ce qu’il « portait » était une version ancienne de l’uniforme blanc des Hérauts, car la coupe ne ressemblait à rien de ce qu’il connaissait. L’esprit avait les cheveux longs, mais pas autant que ceux de Flammechant ou de Renardargent, et il n’arborait pas de bijoux.

Il balaya le groupe du regard, puis ses yeux se posèrent sur Karal. Malgré le sourire du fantôme, le jeune homme ne fut pas rassuré.

— Ah, voilà notre jeune Prêtre du Soleil, dit-il. Si nous en avons le temps, rappelez-moi de vous parler d’un autre jeune serviteur de Vkandis… Celui-là m’a prouvé que tous ceux qui invoquaient le nom du Dieu du Soleil ne devaient pas être mis dans le même panier.

Le sourire de l’esprit s’élargit – un sourire aussi charmant que celui de Flammechant – et un peu de la terreur qui avait envahi Karal se dissipa. Mais un peu, seulement. Sans doute parce que ces êtres avaient l’air de ce qu’ils étaient et se comportaient comme tels, il trouvait Vanyel parfaitement perturbant.

Quand le deuxième esprit eut fini de se manifester, Karal fut encore plus surpris. Il ressemblait tantôt à un jeune homme musclé à la mâchoire carrée et un peu plus grand que Vanyel, tantôt à un garçon mince au visage triangulaire… et un peu plus petit que le Héraut-Mage.

Le regarder donna le vertige à Karal. Le troisième spectre n’arrangea rien, car il prenait alternativement la forme d’un Compagnon et celle d’une femme au menton carré et aux allures de chasseuse.

Si vous voulez bien m’excuser, je vais utiliser le lit que Karal a tenu au chaud pour moi, dit Altra.

Le jeune homme baissa les yeux et vit que le Chat de Feu avait nettoyé le bol de soupe.

— Je t’en prie, mon ami, répondit Vanyel. Nous devons consulter les mages. Si trop de personnes essayaient d’expliquer les choses, nous ne nous en sortirions pas. Pour ne pas troubler ton sommeil, nous essaierons de ne pas faire de bruit.

Comme Altra chancelait un peu, Karal le prit dans ses bras. Florian lui offrit une épaule sur laquelle s’appuyer, et Lyam écarta la foule devant eux – il savait se montrer très autoritaire, malgré sa petite taille. Altra était si épuisé que Karal caressa l’idée de lui interdire de recommencer ce genre d’expédition.

Mais en avait-il le droit ?

C’est la dernière fois, dit faiblement le Chat de feu. Je sais que vous ne voyez aucune manifestation physique des tempêtes pour le moment, mais crois-moi, là où je dois aller, il y en a. J’avais l’impression de devoir nager dans une rivière en crue, et personne n’ignore que les chats ne sont pas de bons nageurs. Je refuse de recommencer.

— C’est bien, parce que j’allais justement te demander de ne plus le faire, répondit Karal. Je ne pourrais pas supporter de te perdre.

Oh, tu ne me perdras pas. C’est l’avantage d’avoir un Chat de Feu comme partenaire au lieu d’un cheval. Nous ne courons pas nous sacrifier au premier coup de clairon. Les félins sont trop sensés pour ça. Et pour le moment, mon côté sensé réclame du sommeil.

Eh bien, dors, répondit Florian, feignant l’indignation. Ne fais pas attention à nous. Nous allons simplement nous rassembler autour de toi pour t’idolâtrer et vanter ta bravoure et ta vertu.

Oui, faites donc ça, répondit le Chat de Feu sur le même ton. Ce n’est pas trop tôt. Mais prenez soin de ne pas me déranger.

Sur ces mots, il ferma les yeux. Sa respiration lente et régulière leur apprit qu’il s’était endormi instantanément.

— Alors, qu’en penses-tu ? demanda Karal au Compagnon, certain de recevoir en guise de réponse une litanie de louanges à peine déguisée en leçon d’histoire valdemarienne.

Je crois que je préférerais que nos derniers visiteurs restent le plus possible invisibles, répondit Florian, d’un ton qui trahissait sa nervosité. Yfandes me flanque – comment dit Lyam, encore ? – ah, oui, les chocottes. Ces trois-là sont sacrement intimidants !

— Vraiment ? (Karal leva un sourcil.) Je croyais que rien ne pouvait t’intimider !

Eh bien, elle peut le faire, répondit Florian. Même un Compagnon Né du Bosquet ne me donne pas l’envie irrésistible de m’agenouiller et de me taper le front sur le sol.

— Je te déconseille de le faire. Primo, tu aurais mal à la tête. Secundo, je suis sûr que tu n’as aucune raison de te sentir inférieur.

Mais Karal savait ce qu’éprouvait Florian et il compatissait. Avec de la chance, les nouveaux venus resteraient le plus souvent invisibles. S’il ne pouvait pas les voir, il résisterait peut-être à l’envie de leur faire des courbettes.

— Fantômes, épée-esprit, Avatars et leshy’a Kal’enedral… Il y a plus d’êtres non mortels par ici que de mortels ! Quand on y ajoute les oiseaux-liges, les hertasis, les kyrees et les Compagnons, les humains sont en minorité !

Ça pourrait être pire, fit remarquer Florian. Imagine que tu sois dans une Vallée… Ou dans la Vallée des k’Leshya ! Tu serais entouré de dyhelis, de griffons, de tervardis et de je ne sais quoi d’autre. Les dieux seuls savent ce que les k’Leshya ont rapporté du sud.

Karal se contenta de soupirer et se laissa tomber près d’Altra, le menton dans le creux de sa main.

— Le pire, c’est qu’un cheval qui parle par la pensée est encore la chose la plus normale, par ici !

Florian rit mentalement – très faiblement.

Heureusement pour la tranquillité d’esprit de Karal et le sentiment d’infériorité de Florian, les trois nouveaux venus ne se manifestèrent pas souvent afin d’économiser leur énergie. Ils se contentaient de donner des conseils à Flammechant par le biais de la parole par la pensée.

Karal avait le sentiment que Vanyel était blessé par sa nervosité, mais il n’y pouvait rien. Le jeune homme ne savait pas lui-même pourquoi l’esprit le rendait si nerveux. Sûrement parce que le Héraut-Mage était tout ce qu’il n’était pas – mais sans l’amour-propre excessif qui caractérisait son descendant. Ou à cause de toutes les histoires qu’il avait entendues dans son enfance. Ou parce que Vanyel était tout ce que craignait un Karsite à la nuit tombée. Même s’il avait travaillé avec des êtres plus étranges, la présence du Héraut-Mage était la goutte d’eau qui faisait déborder le vase.

Karal avait le même problème que Florian : étant parfaitement ordinaire, il se révélait inutile. Il n’était pas brillant, à l’inverse de maître Levy, et n’avait aucun pouvoir, contrairement à Flammechant, An’desha et Sejanes. De plus, il ne pouvait pas traduire les textes anciens, comme Tarn et Lyam, ni distraire les autres et les aider à trouver la solution à leurs problèmes, comme Renardargent.

Heureusement, le kestra’chern lui fit comprendre que cette « banalité » était précieuse pour ceux de leur groupe qui sortaient de l’ordinaire…

— Je suis content que tu sois là, Karal, dit Renardargent le lendemain.

Ils partageaient le ragoût auquel Altra n’avait pas touché, faute d’avoir rouvert l’œil.

— Moi ? s’étonna le jeune prêtre. Pourquoi ?

— Parce que ta force est de savoir accepter des événements et des êtres extraordinaires sans jamais te plaindre. Tu nous donnes l’exemple. Si tu le peux, nous devons nous en montrer capables.

— Je suis condamné aux louanges à double tranchant, fit Karal, ironique.

— Ça n’en est pas une, le détrompa le kestra’chern. Ce que je veux dire, c’est que tu trouves une grande force en toi, nous prouvant ainsi que nous devrions en être capables aussi. (Il plongea son regard dans celui du jeune homme.) Tu nous permets de rester concentrés et tu nous rappelles qu’il existe un monde en dehors de ces murs. Bref, tu nous aides à rester sains d’esprit. À ta façon, mon jeune ami, tu nous rappelles tout ce qu’il y a de normal et de bon dans le monde que nous essayons de sauver. Karal rougit.

// a raison, tu sais, renchérit Altra, qui venait de se réveiller. Ce n’est pas le saint qui aide les gens à garder la foi, mais le prêtre ordinaire – l’homme bon qui le reste quoi qu’il arrive. Les gens savent dans leur cœur qu’ils ne pourraient jamais affronter les épreuves qui jalonnent la vie d’un saint. Mais s’ils voient une personne comme eux y parvenir, ils comprennent qu’ils réussiront également. Quant aux personnes extraordinaires, quand elles voient un homme ordinaire porter un fardeau hors du commun, ça les incite à se surpasser.

— Nous allons affronter une crise, continua Renardargent, soudain très sérieux. Elle fond sur nous comme un faucon. Flammechant m’a demandé de te dire que nous utiliserons le cube-labyrinthe…

Cela refroidit instantanément Karal. Renardargent lui releva gentiment le menton, plongea son regard dans le sien, puis le lâcha en hochant la tête, visiblement satisfait.

— Tu sais que c’est le meilleur choix. Selon Flammechant, parmi toutes les armes, c’est celle qui nous donnera le plus d’avantages.

Il ne parla pas des risques – c’était inutile. Karal savait que recourir à n’importe laquelle des armes était dangereux, et qu’ils ne découvriraient pas à quel point avant d’avoir essayé.

— Je me doutais qu’il faudrait encore jouer les

Conduits Magiques… C’est bon. Je n’ai pas peur, cette fois.

Étrangement, c’était vrai.

— Flammechant voulait que je te l’annonce, pour que tu comprennes qu’il n’a pas l’intention de te faire contribuer plus que les autres.

L’expression ironique de Renardargent remplit les blancs laissés par les choses qu’il valait mieux ne pas dire. Mais Karal savait que Flammechant ne pouvait pas mentir au kestra’chern, lequel ne le laisserait pas mettre la vie du prêtre plus en danger que celles des autres mages. En un sens, Renardargent se portait garant pour l’Adepte.

Karal haussa maladroitement les épaules.

— Le cube-labyrinthe a toujours été leur premier choix, mais ils n’ont pas pu le faire fonctionner, faute d’informations suffisantes. Je préfère canaliser pour leur premier choix que pour le troisième.

Il ne prétendait pas comprendre la moitié de ce que disaient les mages. Mais le « cube-labyrinthe », qui ressemblait à un assemblage de tubes en métal posés au hasard les uns sur les autres, était censé avoir un cœur non-vivant pour conduire l’énergie. Alors, ou Urtho n’avait pas réussi à le faire fonctionner correctement, ou ce cœur n’était plus en état de marche. Dans un cas comme dans l’autre, personne ne savait comment créer un objet apte à servir de Conduit. Autrement dit, Karal était leur seul espoir. L’arme fonctionnerait peut-être mieux avec un Conduit vivant, capable de prendre des décisions, contrairement à un objet.

Comme tous les autres assemblages entreposés dans la Tour, le cube n’avait pas l’air d’une arme. À vrai dire, il était même assez joli à regarder, avec sa surface bleu métallisé veinée de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.

Le plus étrange avec ces armes ? Eh bien, il n’y en avait pas deux semblables ! Difficile d’imaginer qu’elles étaient toutes le fruit d’un seul et même esprit…

— Karal ! appela maître Levy dans la pièce centrale. Le téléson est libre et Natoli attend !

Renardargent coupa court aux excuses du Karsite.

— Tu peux me parler à n’importe quel moment, et je ne suis pas moitié aussi beau que Natoli.

Ce dernier commentaire fit rougir Karal. Mais cette fois il s’en fichait. Sa romance « longue distance » enchantait tout le monde. Ses compagnons se tenaient à l’écart chaque fois qu’il parlait à sa belle, et ils s’arrangeaient pour qu’il puisse le faire relativement souvent.

Altra lui emboîta le pas. Bizarrement, le Chat de Feu ne le taquinait pas au sujet de ce qui se passait entre Natoli et lui. Il semblait estimer que ça regardait les deux jeunes gens et ne s’était jamais permis le moindre commentaire, pendant ou après. Du coup, Karal oubliait le plus souvent sa présence.

Mais les tristes nouvelles que Natoli lui apprit n’avaient aucun rapport avec leur relation.

— Elspeth et Ventnoir rapportent que les tempêtes ont recommencé en Hardorn. Elles ne sont pas encore dangereuses, mais ce n’est plus qu’une question de temps. Nous avons commencé à nous préparer à ce qui risque d’arriver.

— C’est sans doute pour ça que les mages ont pris une décision. Je suppose que maître Levy a approuvé leur choix, puisqu’il se charge de la modélisation mathématique. (Karal hésita un instant, baissant les yeux sur ses mains, puis il les releva.) Je vais encore devoir être le Conduit…

Natoli pâlit et se mordit les lèvres.

— Bien, dit-elle finalement, c’est pour ça que tu es avec eux. Tu dois faire ton travail et moi le mien. (Elle sembla se reprendre.) En parlant de ça, j’ai été chargée d’une partie du plan d’évacuation. Nous allons quitter Haven, au cas où le node situé sous le palais deviendrait instable. Les nobles sont tous rentrés chez eux. Aujourd’hui, nous avons renvoyé les élèves des Collegia. Même les Guérisseurs se sont dispersés. Les élèves Bardes qui n’ont pas de maisons ont suivi leurs maîtres. Les élèves Guérisseurs ont été envoyés dans un des Halls de Guérison. Et les aspirants Hérauts partiront tous en Circuit avec un Héraut confirmé. En ce moment, autant te dire que c’est la folie. Il y a tellement de choses à faire ! Il paraît que les griffons resteront jusqu’au dernier moment et jetteront des sorts pour éloigner les pillards. Quel soulagement quand tout le monde sera parti !

Karal n’eut pas besoin de lui demander pourquoi elle était toujours à Haven. Comme lui, Natoli n’aurait pas pu se défiler pendant que d’autres prenaient des risques. Elle resterait sans doute jusqu’à l’ultime minute, comme l’aurait fait son père. Le Héraut Rubrik étant à Karse, elle avait sans doute le sentiment de remplir un devoir familial.

— Bien, répondit-il. Tu fais ce que tu dois faire, non ? Si c’est ton devoir de rester…

Des paroles maladroites, mais il espéra qu’elle avait compris ce qu’il voulait dire – à savoir qu’il ne lui demanderait jamais d’abandonner son poste pour se mettre en sécurité. À condition évidemment qu’il reste un endroit « sûr ».

— Ne pense surtout pas que l’un de nous, ici, sera en plus grand danger que les autres… En fait, je crains davantage pour mes amis que pour moi. Après la dernière fois, ils risquent de vouloir me protéger.

Natoli eut un sourire tremblant.

— Tu aurais redouté ça, quelles que soient les circonstances. Promets-moi que tu les laisseras faire. Oh, pas au détriment de votre mission… Mais laisse-les te protéger autant que possible.

— Si tu me fais la même promesse ! Avant de te précipiter pour éteindre une chaudière sur le point d’exploser, vérifie qu’il n’y a personne de plus qualifié que toi ! Je sais que tu es compétente, mais il se peut que quelqu’un le soit encore plus !

— Un marché difficile… Très bien. Je te le promets.

— Moi aussi.

Avant qu’ils se séparent, Karal se réchauffa un long moment au sourire de Natoli.

Un vent violent hurlait derrière les vitres et des courants d’air glacés s’infiltraient dans la pièce malgré les tentures. Mais l’Héritier s’en fichait. Vêtu d’une lourde tunique en laine, devenue à la mode par nécessité, et d’une autre en soie, il réfléchissait aux rapports de ses espions. Tous disaient la même chose : le sentiment des nobles à son égard avait changé.

Leur réaction le réjouissait. Ils le haïssaient et ils l’enviaient… Parfois, ils l’admiraient. Mais tous le craignaient. Et ils redoutaient de donner l’impression de s’opposer à lui.

Melles replaça ses pieds sur la bassinoire, sous son bureau. La leçon avait été plus efficace que prévu, car la Maison et les amis de sa victime n’étaient pas les seuls à en avoir profité. Apparemment, il était plus avantageux de prouver que les enfants de ses ennemis étaient vulnérables que de menacer leurs parents. Quant à ceux qui n’avaient pas de descendance… Melles ne connaissait aucun noble qui ne tienne absolument à personne. Un homme capable de menacer un enfant n’aurait aucun scrupule à s’attaquer à un père invalide, un frère, une sœur ou une amante. Même Tremane avait des amis – le vieux mage Sejanes, par exemple.

Une situation ironique, car il aurait été si simple pour ces gens de se rendre invulnérables. Mais personne d’autre que lui n’avait compris la leçon de Charliss : Ne fais confiance à personne, n’aime personne et ne dépends de personne.

Ces idiots, malgré les désavantages, avaient continué à tomber amoureux et à avoir des amis plutôt que des alliés de circonstance. Bref, à se permettre des failles dans leurs armures.

Tremane n’a jamais su qu’il m’a forgé le caractère en faisant de moi son ennemi, à l’époque où nous étions cadets. Il m’a dénoncé au colonel, ruinant ma carrière dans l’armée. Et pourquoi ? Parce que je faisais ce que les autres auraient voulu faire, s’ils avaient eu l’intelligence et l’audace nécessaires. Je méfiais à lui parce qu’il était mon ami et il m’a trahi. Sinon, je serais resté dans l’armée, comme lui, et je n’aurais pas profité de l’exemple donné par Charliss.

Ce jour-là, il avait cessé d’être un mouton pour devenir un loup. A cause de la stupidité de ses ennemis, aujourd’hui c’était lui l’Héritier de l’empereur, pas l’un d’eux.

Même le souvenir de cette ancienne humiliation ne pouvait gâter son triomphe. Il avait enfin atteint l’objectif qu’il s’était fixé ce jour-là : faire en sorte que toutes les personnes influentes aient peur de lui.

Il reçut donc Thayer de charmante humeur…

Mais cela ne dura pas.

Bors fit entrer le général, qui portait un manteau, un uniforme et des mitaines. Melles l’accueillit avec chaleur, mais sans se lever.

Mais Thayer ne lui rendait pas une visite de courtoisie.

— Melles, nous avons un problème, dit-il. Comme toujours, le général allait droit au but.

— Comment ça ? L’ordre est rétabli dans les petites cités et il revient dans les grandes. La nourriture ne manque plus sur les étals et nous faisons même un peu de bénéfice, il n’y a plus d’émeute, car la population tient les fauteurs de troubles pour des fous. Nous avons perdu quelques-unes des provinces amenées par Charliss sous la bannière impériale, mais…

— L’armée ne veut pas de vous, coupa Thayer sans prendre de gants. Votre dernier mauvais coup était de trop. Les hommes refusent de rétablir l’ordre pour placer un tueur d’enfants sur le Trône de Fer. La nouvelle a voyagé plus vite et plus loin que nous le pensions. J’ignore comment, mais tous ceux que j’ai contactés savent que vous avez déposé le corps dans le berceau. (Il fronça les sourcils.) Un acte stupide, Melles. Le soldat moyen est sans pitié, mais il ne supporte pas qu’on menace les enfants.

— Rien ne me lie à cette histoire ! Thayer lâcha un grognement dédaigneux.

— Pitié, ne jouez pas à ça ! La stupidité n’est pas la norme, surtout dans l’armée. Vous êtes un assassin, même si vous prétendez le contraire. Tout le monde sait que vous êtes le seul à pouvoir faire une chose pareille. Je vous le répète, l’armée ne soutiendra pas un tueur d’enfants.

— Des sentiments touchants pour des hommes qui massacrent pour vivre… Je suis sûr qu’ils interrogent sur sa famille chaque porteur de fourche qui les affronte dans un champ, avant de le passer au fil de l’épée. Et qu’ils fichent la paix aux villages insurgés de peur de faire mal à un enfant.

Thayer rougit de colère, mais il se maîtrisa.

— Je pourrais vous rappeler que l’armée suit des règles strictes. Quand un soldat tue, il le fait au grand jour, et en laissant des chances égales à son adversaire. Mais cet argument a un caractère spécieux, nous le savons tous les deux – et ce n’est pas le problème.

— Oh ? fit Melles, sardonique. Alors quel est-il ?

— Le problème, c’est que le soldat moyen croit qu’il en va ainsi, dit Thayer en tapant du poing sur le bureau. Que ce soit vrai ou non. La vérité n’a rien à voir là-dedans et vous le savez bien. Le soldat pense défendre l’honneur de l’Empire contre des ennemis adultes. Ça lui donne le sentiment d’être supérieur à un assassin. Et infiniment supérieur à un homme qui menace un enfant de son propre peuple…

— Peu importe que ce même soldat puisse couper la gorge aux gosses d’un village rebelle…, grommela Melles.

Mais il comprenait la logique de l’argument de Thayer. La vérité n’avait pas d’importance dans cette histoire. Etant si habile à manipuler les autres, il aurait dû le savoir.

— Très bien. Que dois-je faire ?

Thayer soupira et s’assit enfin dans le fauteuil que lui avait offert son hôte.

— Je l’ignore… Il ne s’agit pas seulement des chefs : des généraux aux simples soldats, tous se sont donné le mot. Et vous ne pouvez pas les manipuler comme les courtisans. A moins de trouver très vite une solution, à l’instant où Charliss deviendra un Petit Dieu, ils mettront le candidat de leur choix sur le Trône de Fer et ils nous écraseront, vous et moi.

Melles serra les dents de frustration, car Thayer avait raison. Même s’il n’avait jamais servi dans l’armée impériale, il la connaissait bien. Les généraux étaient des fils de militaires. Ils employaient d’anciens soldats pour s’occuper de leurs maisons et leurs épouses étaient filles d’officiers. En limoger un mettait tous les autres sur des charbons ardents.

Thayer pouvait être éliminé, car il était un noble, comme le grand duc Tremane. Mais impossible de se débarrasser des généraux !

On eût dit une meute de loups… Pas moyen de trouver une victime isolée, et si on en menaçait un, tous attaquaient. Puis chacun retournait dans son coin pour asseoir son pouvoir.

— Ils sont intouchables, Melles, dit Thayer. Essayez et ils vous détruiront. Ces hommes ne se laisseront pas intimider. Alors, n’allez pas trop loin. Vos gardes du corps ne pourraient rien contre une compagnie entière décidée à vous tuer.

— Vous dites que la nouvelle s’est répandue parmi les simples soldats ?

Thayer acquiesça.

Melles maudit tous ces chiens ! Plus question de réunir les généraux dans la capitale, de fermer les portes et de les massacrer. S’il osait faire ça, l’armée se soulèverait. On pouvait se permettre ce genre de tactique uniquement quand les chefs étaient haïs par leurs hommes.

— Nous avons un problème, mais nous ne sommes pas encore vaincus, dit-il enfin. Ils ont peut-être un bon réseau de communication mais le mien est encore meilleur. J’ai encore quelques atouts dans ma manche, et c’est à mon tour de jouer.

Un sourire flotta sur ses lèvres, car il venait de trouver la solution du problème.

Thayer le regarda avec une certaine admiration.

— Un atout que vous m’auriez caché ?

— Je ne vais pas perdre mon temps à démentir la rumeur, mais je leur donnerai matière à réflexion. On ne devrait jamais sous-estimer le pouvoir de la plume.

— Ce qu’on ne peut pas trouver, on le fabrique ? avança le général. Qu’avez-vous l’intention de faire ? Leur fournir un autre ennemi ?

Melles se contenta de sourire.

— Je n’aurai rien à fabriquer. Avec suffisamment d’archives sous la main, je trouverai tout ce que je veux… Et l’Empire est bâti sur la paperasse, ne l’oubliez pas. Donnez-moi quelques jours et j’aurai trouvé toutes les preuves nécessaires pour convaincre les hommes qu’ils ont intérêt à me soutenir. Et pour leur démontrer qu’avoir un « tueur d’enfants » sur le trône est le cadet de leurs soucis. En attendant, je vais les courtiser…

— Les courtiser ? Comme des donzelles récalcitrantes ?

Thayer émit un bruit grossier, mais Melles ne s’en offensa pas, maintenant qu’il savait quoi faire.

— Attendez, et vous verrez, répondit-il, sachant que ses plans ne manqueraient pas d’étonner le vieil homme. Oui, attendez et vous verrez !

Le général, pas vraiment convaincu, était pourtant assez sûr des compétences de Melles pour accepter de l’aider à gagner un peu de temps.

Il se leva.

— Je ne pourrai pas vous fournir un long répit. Or, il vous en faudra un pour leur faire oublier l’histoire du bébé. Je ne suis pas sûr que vous preniez cette affaire assez au sérieux.

— Rappelez-vous ce que je vous ai dit au sujet de l’homme moyen, de ses besoins et de ses désirs. Puis souvenez-vous que l’armée est composée d’hommes de ce genre – simplement un peu mieux entraînés et plus disciplinés.

— Mouais…

Quand Thayer fut parti, Melles appela ses cinq secrétaires personnels.

Comme son valet, c’étaient des hommes aux talents divers, si quelconques que personne ne les aurait remarqués dans la foule. Et chacun pouvait entrer dans n’importe quel endroit, même bien gardé, simplement en se faisant passer pour un employé de l’Empire. Quand un clerc arrivait avec les documents lui donnant accès à un lieu, personne ne pouvait l’arrêter.

— Vous… dit Melles en désignant le premier homme de la rangée. Je veux que vous épluchiez les registres de solde de l’armée. Trouvez les unités qui n’ont pas été payées, et qui en est responsable. Vous et vous… dénichez les registres des unités envoyées en Hardorn. Je veux comparer les demandes de ravitaillement et de renfort aux ordres donnés pour les satisfaire. Il me faut aussi les rapports sur toutes les requêtes qui ont été refusées. Et je veux savoir par qui. Enfin, vous deux, accédez aux archives personnelles de l’empereur Charliss et ramenez-moi la correspondance qu’il a échangée avec Tremane depuis son départ pour Hardorn.

Les cinq hommes sortirent sans un mot. Ils n’avaient pas besoin qu’il leur dise comment procéder. Ces types n’étaient plus fonctionnaires parce qu’ils savaient faire preuve d’initiative. Les gratte-papier impériaux en étaient notoirement incapables…

Ensuite, Melles fit venir son trésorier.

— Allez voir le Ministre des Finances Impériales. Je veux savoir combien il est possible d’économiser sur le budget de l’armée. Dites à cet homme que je soupçonne un détournement de fonds et ajoutez qu’il ferait bien de vérifier avant que nous ayons un grave problème sur les bras. (Il réfléchit un instant, puis ajouta :) S’il refuse de vous répondre, parlez-lui du budget des routes. Peu importe ce que vous lui direz, mais introduisez-le dans la conversation.

L’homme sourit. Les Ministres des Finances avaient toujours truqué les comptes. Tout allait bien tant qu’ils ne se faisaient pas prendre. Sinon, les peines étaient sévères. Melles savait où le ministre actuel se servait – il s’était renseigné, au cas où il aurait besoin de cette information. Il n’aurait sans doute pas de meilleure occasion de jouer cette carte. Et une bonne carte qu’on n’abattait pas devenait aussi inutile qu’une mauvaise.

Le trésorier sortit et Melles fit venir un de ses autres employés. Son poète et dramaturge personnel, plutôt médiocre, mais doué d’un réel talent pour la propagande. Melles ne faisait pas très souvent appel à lui. Comme son valet, il était le « scalpel » approprié pour certaines interventions.

L’homme aimait autant écrire de la propagande que de la poésie. Un de ses rêves était de signer une pièce où les mots manipuleraient les acteurs, pas l’inverse. Bref, il adorait qu’on joue ses « œuvres » dans le monde réel.

En récompense, Melles finançait ses séances de lectures dans des quartiers riches. Et il veillait à flatter, engraisser et soûler les critiques, pour que le pire salmigondis leur semble génial.

— J’espère que vous n’êtes pas en pleine création, dit-il, car il ne pouvait pas contraindre cet individu, seulement le persuader.

Ce triste sire avait un ego surdimensionné, et personne, à part Melles, ne savait qu’il était autre chose qu’un écrivain médiocre. Une personne du rang de l’Héritier devait jouer les mécènes. Et un poète comptait parmi les artistes les moins ruineux et enquiquinants.

— J’ai un travail pour vous. Donc, j’espère que vous n’êtes pas occupé.

L’homme sourit et croisa les jambes avec une élégance appuyée. Ce dandy imaginait être le chéri de ces dames. Et les gages que lui versait Melles lui permettaient de mener un train de vie supérieur à celui de ses pairs.

— Pourquoi avez-vous besoin de moi ? Pour rétablir votre réputation ? J’ai commencé à échafauder un plan dès que j’ai entendu la rumeur. (L’écrivaillon secoua la tête et agita un index désapprobateur.) Mon cher protecteur, vous vous êtes montré imprudent. Cette affaire pourrait vous coûter cher, si elle n’est pas traitée avec doigté.

Melles ravala la réplique acerbe qui lui montait aux lèvres. Cet homme valait son pesant d’or et il le savait, d’où son arrogance.

— Je ne suis pas inquiet au sujet des courtisans. Comme des moutons, ils suivent celui qui porte une cloche autour du cou. Non, c’est l’armée qui me pose des problèmes. Les militaires ne veulent pas d’un tueur d’enfants sur le trône.

Le poète pinça les lèvres.

— C’est ennuyeux. J’ignore comment manipuler l’armée… mais vous avez peut-être une idée ?

— Croyez-le ou non, je veux que vous disiez la vérité. (Méfies sourit de la surprise du poète.) Nous allons nous concentrer sur le sort de mon ancien rival, Tremane. J’attends que vous racontiez comment ses hommes et lui ont été abandonnés loin de l’Empire. Soyez inventif. Faites-en des tonnes sur l’horreur d’avoir été envoyé mourir en terre étrangère. Trouvez les mots justes pour convaincre les gens que je n’ai rien à voir avec ça. Et que j’ignorais être le choix suivant de Charliss. Ajoutez que je sais que les temps ont changé et que j’ai changé avec eux. Et soulignez cela : je suis tellement occupé à préserver l’Empire que je ne cherche pas à me venger de Tremane.

Cette dernière partie pouvait lui valoir des difficultés avec l’empereur, s’il en avait vent, mais c’était un risque à courir.

— Une approche nouvelle qui pourrait distraire les soldats des histoires de cadavre dans un berceau. Après tout, vous n’avez pas tué le bébé, vous vous êtes contenté de le remplacer par la dépouille d’un assassin.

« Alors que Tremane et ses hommes ont bien été abandonnés en Hardorn. C’est un fait, et il n’y avait aucune raison de les laisser là-bas.

— Voilà exactement ce que je veux que les militaires comprennent. Les soldats ont plus en commun avec leurs frères d’armes qu’avec les marmots. Ils auront de la sympathie pour les hommes de Tremane. Pourquoi n’ont-ils pas été rappelés quand les Portails étaient praticables, entre deux tempêtes ? Ne blâmez personne – pas encore – mais suscitez autant de questions que vous le pourrez. Je veux que nos braves soldats réfléchissent.

— Aucun problème, répondit l’homme. Je suis très doué pour les questions. Mais les réponses ?

— Je vous les donnerai quand je les aurai, promit Melles. Pour l’instant, ça devrait suffire. Je veux que les gens parlent. Qu’ils soient préoccupés par autre chose que mon « mauvais tour ».

Melles congédia le poète.

— Les rumeurs et les bavardages, ces soporifiques des esprits faibles, sont un engrais fertile pour les intelligences supérieures, dit-il en guise de conclusion.

Il se leva gracieusement, un sourire aux lèvres.

— A mes rêves, lâcha-t-il en regardant sortir son maître en manipulation.

L’homme avait une démarche élégante, mais pas efféminée. On eût dit un loup en chasse, et ça convenait parfaitement à la situation.

Le premier chargé de mission revint au bout de quelques heures avec un rapport détaillé sur la paye de l’armée. Comme Melles le soupçonnait, il y avait eu des retards – parfois significatifs – dans certaines régions. Car si l’argent venait du budget alloué à l’armée, les gouverneurs locaux le distribuaient. Pendant que Melles étudiait les chiffres avec son comptable, le secrétaire qui devait interroger le ministre des finances rentra au bercail.

Cela permit à l’Héritier de jouer son premier coup dans cette nouvelle partie.

Il attendit le lendemain, puis fondit sur les principaux fonctionnaires impériaux, suivi par une ribambelle de clercs armés de documents. En fanfare, et grâce à un savoureux discours écrit par son poète personnel, il « révéla » la terrible injustice faite aux loyaux soldats de l’Empire.

— Mais ce n’est pas votre faute, continua-t-il, avant que quiconque ait pu protester. Vous faites de votre mieux, étant donné les circonstances.

Il continua, félicitant les fonctionnaires d’accomplir si bien leur travail alors qu’ils devaient braver le blizzard pour gagner leur bureau et rentrer chez eux, où ils trouvaient de chiches rations pour les récompenser.

— Je vous ai amené de l’aide afin de régler au plus vite cette crise, conclut-il, alors que ses hommes s’asseyaient aux bureaux vides ou s’installaient à même le sol. Je suis certain que vous ne voulez pas que nos braves soldats souffrent, mais je refuse que vous souffriez aussi.

Sur ces mots, il ordonna aux fonctionnaires de remettre à plus tard leurs occupations actuelles. Certains soldats seraient payés avec des marchandises plutôt qu’en espèces, mais il veilla à ce qu’on leur donne de quoi en tirer un bénéfice substantiel au marché noir. L’opération fut terminée en une matinée – après tout, Melles avait plus que doublé les effectifs, et tous s’étaient concentrés sur la même tâche.

Ensuite, l’Héritier alla voir les commandants et leur promit de s’assurer que ce genre de problèmes ne se reproduirait pas. Il feignit d’être embarrassé, comme s’il venait de découvrir tout ça.

Ces hommes le crurent-ils ? Il l’ignorait. Mais il plaça ses agents là où il fallait pour résoudre les problèmes et lui rapporter ceux qui lui avaient échappé, afin qu’il puisse agir.

Comme il l’avait espéré, bien que certains le soupçonnent de vouloir acheter les faveurs de l’armée, il commença à recevoir des témoignages – encore hésitants – d’acceptation. En particulier quand une rumeur affirma qu’il avait découvert ces problèmes en personne.

Puis son poète entra en jeu avec ses petites histoires et ses questions, invitant le soldat impérial ordinaire à se demander quelle « erreur » était responsable de l’abandon de Tremane et de ses hommes. L’astuce dépassa tous les espoirs, car les soldats allèrent plus loin, et se posèrent des questions que Melles n’avait pas prévues. Par exemple : le retard de la solde était-il dû à une erreur bureaucratique, ou « certains responsables » avaient-ils ordonné de retenir les salaires ? Après tout, si le grand duc Tremane et ses hommes avaient été abandonnés, qu’était un simple retard de paye ?

Melles apporta la touche finale à son plan quand son secrétaire lui communiqua enfin la correspondance entre Charliss et Tremane. Il n’aurait pas pu fabriquer une meilleure lettre que celle reçue pas l’empereur juste avant que les Portails ne s’écroulent.

Il était déjà terrible que Tremane ait dû supplier qu’on lui envoie des vivres et du matériel – qui ne lui avaient jamais été livrés – des renforts, et surtout des mages. Mais cette dernière lettre… Melles était aux anges : elle montrait que son vieil ennemi était au tapis et lui donnait un sérieux avantage.

Dans sa lettre, accompagnée de différentes cartes stratégiques, Tremane suppliait l’empereur de permettre à ses soldats de rentrer. Il promettait aussi de rester en Hardorn avec un corps de volontaires pour essayer de tenir la position. Enfin, il implorait Charliss de ne pas punir ses hommes, qui ne le méritaient pas, et de leur permettre de fuir pendant qu’il était encore possible de tenir un Portail ouvert.

Melles n’était pas un stratège, mais il lui parut évident que la position de Tremane avait été intenable. Personne, même un génie militaire, n’aurait pu sauver la situation.

Dans une directive écrite de sa main, l’empereur ordonnait à ses secrétaires de ne pas répondre à ce courrier. Selon lui, Tremane devait s’en sortir tout seul pour prouver qu’il était digne de lui succéder. Une décision qui condamnait les hommes de Tremane en même temps que lui.

Melles apporta cette lettre et la note à Thayer, qui se chargea de laisser filtrer l’information parmi ses généraux. Ils la répétèrent à leurs subordonnés, et ainsi de suite… L’Héritier réussit à dissimuler sa jubilation sous un désarroi qui dupa Thayer lui-même.

L’armée était outragée. Charliss avait fait fi du lien sacré censé unir l’empereur et les hommes qui le servaient.

Ainsi, on oublia la rumeur qui faisait de Melles un « tueur d’enfants », et on se souvint que c’était lui qui avait réglé le problème de la solde en retard.

Melles, pas l’empereur. Dès cet instant, la partie était gagnée.

L’Héritier reçut alors du général Thayer une étrange invitation à dîner. Pas au palais, mais dans une auberge renommée fréquentée par les vieux garçons fortunés qui ne prenaient pas la peine d’engager un cuisinier.

Certaines choses clochaient au sujet de cette invitation. Primo, Melles n’avait jamais fait partie des habitués de ce genre d’endroits. Et aujourd’hui, l’auberge souffrait des mauvaises conditions générales. La nourriture y était moins bonne que par le passé – en réalité, très inférieure à ce qu’on trouvait sur les tables du Château A-Pic. Secundo, elle était à l’autre bout de la cité, et les tempêtes magiques frappaient désormais deux fois par jour, rendant le temps imprévisible. Sans parler des animaux et même des humains transformés en monstres par les tempêtes qui arpentaient les rues.

Si les rats métamorphosés étaient déjà terribles, les autres créatures se révélaient pires. Bref, il était impossible de sortir sans une escorte armée.

Melles tourna et retourna l’invitation entre ses mains. Ce pouvait être un piège, histoire de le tuer sans coup férir. Mais il en doutait. Ce rendez-vous suggérait plutôt un complot. Les salons privés de ces grosses auberges ayant chacun un accès privé, les invités pouvaient entrer et sortir sans être vus. Ça sentait la conspiration à plein nez.

Je dois y aller. S’ils veulent éliminer l’empereur – car il doit s’agir de ça – je ferais mieux de les conseiller.

Ce n’était pas un plan idéal, mais l’Héritier ne devait pas laisser se développer une tentative vouée à l’échec qui alerterait Charliss. L’empereur était déjà instable, et il ne faudrait pas grand-chose pour le pousser à ordonner une purge de la cour.

Si nécessaire, je dénoncerai les conspirateurs pour lui prouver ma loyauté…

En dernier recours, s’il ne parvenait pas à les convaincre d’attendre qu’il soit prêt pour agir… Car s’il les trahissait, le début de son règne serait semé d’embûches.

Cette invitation pouvait être une tentative d’assassinat contre lui, mais il ne jugeait pas ses adversaires stupides à ce point. S’ils s’y mettaient à plusieurs, ces gens pourraient réussir malgré ses compétences de tueur. Mais il en abattrait et en mutilerait assez pour que l’affaire fasse du bruit. Alors, ses meurtriers devraient faire taire les témoins – dont ses propres hommes, qui avaient tous des familles et des supérieurs. L’affaire se transformerait en une succession d’assassinats impossibles à couvrir.

Trop compliqué et trop risqué…

À contrecœur, Melles appela son valet, lui ordonna de lui sortir une tenue chaude, de rassembler une escorte, de prévenir ses gardes du corps et de commander un attelage.

On ne descendait plus dans la rue, on y montait, car la neige s’y entassait. Et elle ne fondrait pas avant le printemps.

L’héritier se félicita d’avoir consacré tout son pouvoir à ériger des boucliers. Les mages qui avaient négligé cette précaution étaient au bord de la rupture face aux deux tempêtes quotidiennes. Lui, il les sentait à peine. Il avait mal à la tête avant, se sentait un peu désorienté pendant et nauséeux après. Rien d’assez grave pour perturber son travail.

Une tempête était prévue pendant qu’il irait à l’auberge. Moins précautionneux, Melles aurait pu être en danger. Une personne qui s’aventurait seule dans les rues risquait de s’effondrer et de mourir gelée – ou d’être dévalisée. Et même en circulant en coche, on pouvait aussi geler sans que l’escorte s’en aperçoive.

Melles se demanda combien de mages avaient été blessés ou toés ainsi.

Quelle importance ! Ça réduit le nombre d’idiots plus ou moins doués pour la magie, pensa-t-il en enfilant une seconde paire de gants et en mettant ses bottes fourrées.

Comme il était difficile d’être à la fois élégant et chaudement vêtu, il avait opté pour l’efficacité en choisissant ses vêtements.

Le trajet fut déplaisant et Melles s’étonna du nombre de personnes qui sortaient encore pour aller travailler ou faire leurs courses. Le temps était épouvantable. Le blizzard faisait voler les flocons de neige et rendait difficile le travail des hommes qui tenaient les torches pour indiquer la route au cocher. Il suffisait qu’ils s’éloignent un peu trop pour qu’il ne les voie plus. Pourtant, il y avait des gens dans les rues, y compris – au grand étonnement de Melles – des femmes.

Au tiers du chemin, une meute de monstres les attaqua – des créatures poilues qui déboulèrent à quatre pattes en bavant et en hurlant, leurs côtes très visibles malgré leur épaisse fourrure. Cette fois, il s’agissait de chiens modifiés et pas d’enfants, ce qui simplifia la tâche à ses hommes. Car il était difficile de tuer un monstre qui pleurait comme un bébé et levait vers vous un visage et des yeux humains.

Il resta très vite un tas de carcasses ensanglantées… Jusque-là, les créatures transformées étaient moins intelligentes qu’avant leur métamorphose. Les chiens ne faisaient pas exception à la règle. Ils fonçaient tête baissée, même si cette tactique les condamnait. Mais les rats, rusés et vicieux, se rassemblaient pour attaquer.

L’Empire avait promulgué des lois sur les personnes et les animaux transformés. Si un animal de compagnie était touché, il fallait le montrer à un expert impérial, qui déterminait s’il représentait un danger pour les gens ou le bétail. Peu de Modifiés humains bénéficiaient de la protection de leurs proches. La plupart étaient tués par leurs familles, car les histoires de bains de sang commis par d’autres changés n’encourageaient pas la compassion. Quelques Modifiés s’étaient suicidés en découvrant ce qu’ils étaient devenus. La majorité des jeunes Modifiés qui traînaient dans les rues y vivaient déjà avant – des mendiants, des voleurs et des gamins sans parents…

Ils passèrent le reste du trajet à guetter une nouvelle attaque, mais rien ne se produisit. La nuit était tombée quand ils arrivèrent à l’auberge. Melles distribua à ses gardes une bourse bien pleine pour qu’ils se taisent et qu’ils puissent se distraire convenablement dans la grande salle pendant qu’il rencontrerait Thayer et ses hôtes dans le salon privé.

Ils pénétrèrent dans la salle commune par l’entrée latérale, et il emprunta la grande porte. Quand elle fut refermée sur les mugissements du vent, il se retrouva dans un vestibule chauffé, devant un valet remarquablement discret.

Des instruments à cordes et à vent jouaient non loin de là. Le serviteur le précéda dans l’escalier et le laissa avec un des hommes de Thayer, qui prit son manteau couvert de neige et lui ouvrit la porte.

Melles ne fut pas surpris de voir Thayer et tous les chefs militaires de la capitale. Ils l’attendaient pour commencer un excellent souper.

Tous les regards se tournèrent vers lui et les conversations moururent.

Melles prit place à côté de Thayer, qui le présenta à ceux qu’il ne connaissait pas pendant que des hommes à lui faisaient le service. L’héritier les observa discrètement et remarqua qu’ils s’efforçaient de lui montrer qu’ils ne mettaient rien de plus dans son assiette que dans celles des autres.

Ainsi, ses hôtes n’avaient pas l’intention de l’empoisonner. Melles garda pour lui son sourire approbateur et feignit de ne s’être aperçu de rien.

Les conversations tournaient autour de meutes de Modifiés et des divers moyens de les éliminer. Pour le moment, il n’était pas question de politique.

Les serviteurs de Thayer n’utilisaient pas de couteaux – c’était leur maître qui coupait la viande. Quant à ses invités, ils n’étaient ostensiblement pas armés. Ces gens avaient décidément tout fait pour le rassurer.

Ils n’avaient pas l’intention de l’assassiner. Donc, il s’agissait d’une conspiration.

Quand le repas fut fini, la table débarrassée et le vin servi, les serviteurs sortirent et les conspirateurs révélèrent enfin leur intention.

Ils voulaient neutraliser Charliss avant qu’il n’ait fait plus de mal. Pour ça, ils étaient prêts à faire de lui un Petit Dieu plus tôt que prévu.

Melles les écouta patiemment, sans émettre de commentaire, et acquiesça chaque fois que c’était nécessaire. Ses révélations sur Tremane ayant été le déclencheur, ces hommes ne réprimaient plus leur colère et leur frustration. Ils étaient résolus à éliminer l’empereur eux-mêmes et ils avaient un plan solide. Melles les félicita d’avoir imaginé une stratégie qui tenait compte de presque tous les aspects de la situation.

— Presque, répéta-t-il. Je serai criminel de ne pas souligner son principal défaut. Et je ne vous reproche pas, messires, de n’avoir pas envisagé le point que j’ai à l’esprit.

— Lequel ? demanda Thayer.

— La magie. (Melles leva une main pour prévenir les objections.) Je sais que la manière dont réagissent vos mages, avec l’augmentation de la force des tempêtes magiques, vous porte à croire que c’est un thème insignifiant. Mais croyez-moi, ce n’est pas le cas. Vous partez du principe que les sorts qui lient les Gardes Impériaux à Charliss sont rompus et n’ont pas été remplacés. Mais ce n’est pas la seule magie dont vous devriez vous méfier. Charliss lui-même est un mage puissant. Son pouvoir est renforcé par le corps de mages moins bons que lui qu’il contrôle depuis des années. Ils s’usent pour assurer sa longévité. Vous les avez sans doute déjà vus : il s’agit du groupe d’individus au regard terne qui le suivent partout, telles des vierges sans cervelle dans le sillage d’un guerrier beau comme un dieu.

L’Héritier regarda ses interlocuteurs et fut satisfait de constater qu’ils semblaient d’accord avec lui.

— Pour le moment, Charliss est fort peu incommodé par les tempêtes, contrairement à la majorité des mages, qu’elles mettent à genoux. (Il pesa soigneusement ses mots.) Étant moi-même un Adepte, laissez-moi vous expliquer leurs effets – car nous devons en tenir compte avant d’agir. Pour l’instant, le choix d’un mage est simple : préserver sa puissance avec ses boucliers ou utiliser la magie et rester alité après chaque nouvelle tempête.

Voyant ses interlocuteurs acquiescer, Melles comprit qu’ils connaissaient déjà le sujet.

— Charliss se servant du pouvoir de son corps de mages, il peut se protéger derrière des boucliers et pratiquer la magie sans souffrir. C’est pour ça qu’il est toujours dangereux. Vous pourriez réussir à percer les défenses de ses gardes du corps et de ses mages, mais il serait alerté, et vous ne parviendriez pas à faire franchir ses défenses personnelles à un assassin.

Quelques-uns des généraux n’étaient toujours pas convaincus. Melles le devina à leur expression fermée.

— Il reste un facteur à ne pas négliger : ce qui se passerait après. Charliss a encore des loyaux sujets – dont certains mages parmi les plus puissants de l’Empire –, et ils me tiennent pour un parvenu. La plupart soutenaient Tremane. J’ignore si la vérité au sujet du grand duc suffira à les retourner contre l’empereur. Mais si vous le tuez maintenant, vous ne la laisserez pas faire son travail insidieux dans leurs esprits.

Voilà, il les tenait tous ! Le scepticisme avait disparu de leurs regards, remplacé par de la résignation.

— Attendez, s’il vous plaît, implora Melles de son ton le plus convaincant. L’empereur n’a rien fait pour nier qu’il a maltraité Tremane. À mon avis, c’est parce qu’il vit désormais dans un monde bien à lui. Il veut se venger de Tremane parce qu’il a « trahi » l’Empire. Et il pense sans doute que les gens gobent qu’il a lâché le duc après sa « trahison », pas avant. Par les Cent Petits Dieux, il est même possible qu’il soit parvenu à s’en convaincre lui-même !

Les plus vieux généraux pincèrent les lèvres. Les autres prirent un air méprisant. Mais tous pensaient la même chose : l’empereur est tombé bien bas !

Les plus âgés savaient que la décrépitude mentale de Charliss était un sort qu’ils connaîtraient un jour, s’ils n’avaient pas de chance. Les plus jeunes jugeaient terrifiant qu’un vieillard cacochyme soit toujours au pouvoir.

Melles continua, veillant à amener en douceur les généraux au raisonnement qu’il voulait les voir adopter.

— Charliss est de plus en plus faible. Il pourrait mourir bientôt… La magie le maintient en vie, mais quoi qu’il fasse, il a déjà perdu la bataille. Laissons les choses suivre leur cours naturel. Après tout, je tiens les rênes, désormais. Charliss est trop occupé à survivre. Attendre ne nous coûtera rien à long terme. Avec le temps, j’arriverai peut-être à persuader ses mages qu’il les exploite honteusement sans tenir compte du véritable ennemi qui nous guette… Les tempêtes !

Thayer interrogea tous ses collègues du regard.

— Très bien, dit-il enfin. Nous retiendrons nos coups. Seigneur Héritier, nous sommes d’accord avec vous : le véritable danger, pour l’Empire, ce sont les tempêtes magiques et le refus de l’empereur d’agir à leur sujet. Vous devez faire votre possible pour convaincre les mages de Charliss qu’il n’est plus capable de voir les priorités.

Melles se cala dans son siège et acquiesça. C’était exactement ce qu’il avait espéré et il savourait cet instant. Afin que son destin s’accomplisse, l’Empire devait survivre et prospérer. Mais pour ça, il fallait que tous concentrent leur attention et leur énergie sur les tempêtes magiques et leurs effets. Jusque-là, un vieillard égoïste qui avait cessé d’être utile interdisait qu’on s’occupe des vrais problèmes. Ce serait donc Charliss ou l’Empire, car un seul pourrait survivre aux tempêtes magiques.

— Je m’occupe des mages, et croyez-moi, nous devons les persuader. Rappelez-vous : Tremane est la clé. L’armée a compris que Charliss avait abandonné et trahi un des siens. Avec le temps, je peux en persuader les mages.

— Parfait, dit Thayer. Les périodes étranges génèrent de drôles d’alliances, mais ce sont parfois les meilleures. L’armée est avec vous.

— Et je suis avec elle, jura Melles, sans aucune ironie. Dommage que le pauvre Tremane n’ait pas eu de tels alliés.

Elspeth venait de faire le point sur les derniers résultats obtenus par le groupe de la Tour, relayés par Rolan et Gwena, quand Tremane blêmit.

— Dieux, dit-il entre ses dents. En voilà une autre. Une nouvelle tempête magique. Il les sentait venir, alors qu’elles balayaient Hardorn. Elles le faisaient trembler, lui retournaient l’estomac et lui embrouillaient l’esprit.

Son avertissement permit à Elspeth, à Ventnoir et à Tashiketh de se préparer. Pour le moment, les effets n’étaient pas encore terribles, même si chaque mage souffrait de symptômes physiques proportionnels à ses pouvoirs. Mais les cercles de terre transportés ou modifiés recommençaient à apparaître. Dans peu de temps, les blizzards se déchaîneraient de nouveau et d’autres monstres seraient créés par la magie sauvage.

Heureusement, le roi avait les moyens de prédire l’emplacement de ces cercles.

Elspeth s’agrippa aux accoudoirs de son fauteuil et serra les dents. Ça ne l’aidait pas, mais elle avait au moins le sentiment de lutter pendant que la tempête la malmenait.

Le père Janas les observait avec un mélange d’inquiétude et de perplexité. N’étant pas un mage, il ne sentait pas les tempêtes.

Celle-là fut courte mais intense. Quand elle fut passée, Elspeth, qui avait retenu son souffle, expira lentement et lâcha les accoudoirs de son siège.

— Oh, je n’aime pas ça, soupira Tashiketh. J’ignore comment vous pouvez le supporter.

— Nous sommes bien obligés, répondit Ventnoir, philosophe. Et il y a des choses pires que d’avoir envie de restituer son déjeuner.

— Ce qui nous ramène à notre conversation, dit Tremane en desserrant les poings. (Son visage avait repris des couleurs.) Je ne veux pas nier l’efficacité de vos amis, dame Elspeth, mais nous devons supposer qu’ils ne trouveront pas de solution à l’Ultime Tempête. Je suis inquiet pour ce pays et ses habitants. Comment les protéger ? Pouvons-nous faire en sorte que je sois le seul à pâtir de ce qui arrivera, et pas Hardorn ? Puis-je utiliser la magie de la terre et ma connexion avec elle pour lui apprendre comment se guérir et empêcher que les créatures qu’elle nourrit soient modifiées ? Avez-vous une solution à me proposer ?

Le père Janas secoua la tête.

— Vous pourriez prendre sur vous les maux de ce pays, mon fils, mais ça vous tuerait. Un homme ne supporterait pas ce que la terre peut encaisser.

— Pas pour le moment, dit Elspeth, répondant à la dernière question du roi. Mais nous pouvons combiner plusieurs types de magies. Tremane, je ne pense pas que la terre souffre. Mais je crains que les nodes deviennent incontrôlables. J’ai peur que l’Ultime Tempête ne les rende aussi instables que la Pierre-Cœur des k’Sheyna. Celle que Ventnoir et moi avons aidée à guérir…

— Je m’inquiète aussi à ce sujet, admit Tashiketh. Un pareil phénomène équivaudrait à avoir une tempête perpétuelle à un endroit. Une zone qui s’étendrait à mesure que l’énergie s’y déverserait. Ce serait une très mauvaise chose…

— Des abris, des boucliers…, marmonna Ventnoir, les sourcils froncés. Le problème avec eux, c’est qu’ils céderont. J’ignore comment nous pourrions les rendre assez résistants pour survivre à ce qui fond sur nous.

Elspeth se leva et fit les cent pas devant les fenêtres. Le temps s’était de nouveau détérioré, mais sans être aussi mauvais qu’avant le lancement de la contre-mesure. Entre deux tempêtes de neige, le soleil brillait sur le paysage d’une blancheur aveuglante. Elspeth n’était pas impatiente de voir recommencer les blizzards, mais le mauvais temps avait au moins endigué le flot de curieux. Tous ceux qui avaient pu venir prêter serment à Tremane l’avaient fait. Quelques jours plus tôt, leur vieil ami, le père Janas, était arrivé avec un coffre rempli de terre offerte par les vassaux qui n’avaient pas été en mesure de se déplacer. Désormais, Tremane « sentait » l’ensemble de son royaume – à la fois un avantage et un inconvénient. Il savait où étaient les points sensibles et captait les tempêtes dès leur début.

Elspeth se félicitait de ne pas être à sa place.

Mais les tours de signalisation étaient opérationnelles. Chaque fois qu’un problème se profilait, elles pouvaient avertir les personnes concernées. C’était le cas pour les cercles altérés : dès que les guetteurs connaissaient leurs emplacements, ils prévenaient les populations. Si les choses n’étaient pas entièrement sous contrôle, il y avait de nouveau une autorité en Hardorn, et les maigres ressources du pays n’étaient plus dilapidées pour la guerre. Les griffons avaient participé à quelques escarmouches, mettant un terme à des soulèvements mineurs.

Il restait un problème urgent : comment protéger les nodes et les Pierres-Cœurs des Tayledras ? Elspeth avait une conscience aiguë de la présence de la Pierre-Cœur sous le palais de Haven. Si elle devenait instable, elle détruirait la capitale valdemarienne. Une catastrophe d’une ampleur sans précédent. Le palais avait été évacué, mais dans une certaine confusion. La jeune femme avait vu assez de destructions magiques en Hardorn pour imaginer la même chose chez elle.

Elle trembla rien qu’en y pensant, et se tourna vers la fenêtre, pour que personne ne voie son expression. Comme cela arrivait souvent, ces jours-ci, son minutage fut parfait.

Elle fut la première à repérer les visiteurs.

La colonne entra dans la cour au moment où elle se retournait et les reflets du soleil sur du métal poli et de l’or retinrent son regard. Puis elle vit l’étendard – et qui chevauchait à côté – et poussa un cri étouffé qui attira l’attention des autres.

— Oh, dieux… souffla-t-elle, aussi sonnée que si elle avait pris un coup sur la tête, mais sans la douleur correspondante. (Un instant, elle se demanda si elle n’avait pas une hallucination.) Ce n’est pas possible. C’est trop bizarre, même pour moi.

— Elspeth ? demanda Ventnoir, que son ton avait inquiété. Ashke, que se passe-t-il ?

Il se leva si vite que les pieds de sa chaise raclèrent le sol. Incapable de parler, la jeune femme désigna ce qu’elle voyait.

Le Frère du Faucon écarquilla les yeux et les mots s’étranglèrent dans sa gorge.

— Majesté, réussit à dire Elspeth, voyant son compagnon frappé de mutisme, je crois que vous feriez bien de descendre dans la cour. Maintenant !

— Pourquoi ? grogna Tremane, qui commençait à se lasser d’aller accueillir des délégations dans le froid.

— Vous devriez… Faites ce qu’elle vous a dit, croassa Ventnoir.

— Qui est là ? L’empereur ?

— Non, répondit Elspeth. Solaris, Grande Prêtresse de Vkandis et Fils du Soleil, et son escorte. (Elle baissa de nouveau les yeux.) Et le Chat de Feu Hansa.

Elle entendit un juron étouffé. Une chaise repoussée trop hâtivement se renversa.

Quand Elspeth se retourna, Tremane était déjà parti.

— Allons-y, dit Ventnoir.

Elspeth acquiesça et fit signe au griffon de les suivre.

Lorsqu’ils sortirent dans la cour, Tremane avait accueilli Solaris avec tout le respect dû au Fils du Soleil et à la Voix de Vkandis, bien qu’elle soit arrivée sans prévenir.

Elle lui avait retourné courtoisement ses salutations, tout ce qu’Elspeth pouvait espérer dans ces circonstances…

— – J’ai voyagé des jours à la demande du Dieu du Soleil Vkandis, déclara Solaris au moment où ils arrivaient à portée de voix. Je crois que c’était à l’instant même où vous étiez connecté à la terre d’Hardorn…

Alors, Elspeth aperçut Tashiketh, dressé sur ses pattes de derrière pour saluer avec celles de devant. Incrédule et troublée, Solaris le lui rendit.

Bizarre, elle a déjà vu des griffons. Alors, pourquoi regarde-t-elle Tashiketh comme s’il appartenait à une nouvelle race de créatures ?

Tashiketh dit quelques mots dans la langue qu’Elspeth pensait être de l’ancien karsite. Apparemment, c’était bien ça, car Solaris cligna des yeux et répondit en balbutiant. La première fois que la jeune femme la voyait prise de court !

Apparemment, Vkandis a un certain sens de l’humour, dit Ventnoir avec une pointe d’amusement. Sinon, Il l’aurait avertie.

Il a peut-être voulu lui donner une leçon. Ce n’est pas parce qu’elle est la Voix de Vkandis qu’elle sait nécessairement tout sur lui.

Tashiketh répondit, puis Solaris… et ainsi de suite. Sans doute une sorte de rituel de salutations. Quand il eut fini, le griffon se remit à quatre pattes pour s’incliner devant la prêtresse.

Qui regarda Tremane, puis Tashiketh, puis de nouveau Tremane.

— Depuis combien de temps ce gentilhomme réside-t-il à votre cour ? demanda-t-elle.

— Il est arrivé quelques jours après le rituel de connexion à la terre. Tashiketh nous a informés que ses compagnons et lui ont été envoyés à cause de cet événement.

— Tout comme moi, murmura Solaris. Et maintenant je sais pourquoi j’ai été priée de faire ce voyage…

J’ai le sentiment que ça n’était pas seulement pour parler avec Tremane, dit Ventnoir. Maintenant, elle sait que son dieu s’est toujours partagé entre deux peuples. Ça devrait être amusant…

Le Chat de Feu Hansa, assis à l’avant de la selle de Solaris, lui posa une patte sur l’épaule.

Nous allons subir un blizzard, Née du Soleil, dit-il poliment. Nous serions mieux à l’intérieur, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

Comme son collègue Altra, Hansa pouvait se faire entendre de tous, y compris de ceux qui n’avaient pas le don de parole par la pensée. Elspeth vit s’afficher de la surprise sur les visages des gardes de Tremane, qui n’avaient jamais entendu de voix dans leurs têtes.

— Mes excuses, messire Hansa, répondit Tremane avec un certain aplomb. Permettez-moi de vous conduire moi-même jusqu’à des quartiers dignes de vous.

À cet instant, confirmant la prédiction du Chat de Feu, un cor annonça du mauvais temps venant de l’ouest.

Tremane escorta ses invités en remerciant vivement les Cent Petits Dieux d’avoir fait aménager une tour pour ses invités de marque. Les derniers étant partis depuis quelques jours, les suites avaient été nettoyées, et il lui suffisait d’y conduire Solaris et son escorte.

Ventnoir s’éclipsa, mais Elspeth les accompagna, afin de représenter Selenay – et parce qu’elle désirait parler à la prêtresse si l’occasion se présentait. L’escorte du Fils du Soleil était composée de gardes très professionnels et de prêtres. Alors que les derniers bagages arrivaient, le blizzard annoncé par Hansa secoua les vitres et Tremane dut aller voir si toutes les précautions d’usage avaient été prises.

Dès qu’il fut sorti, Solaris oublia ses manières officielles. Regardant Elspeth et Tashiketh, elle leva un sourcil interrogateur.

— Voulez-vous me tenir compagnie pendant que mes gens nous installent ? Le voyage fut éprouvant.

— Nous en serions ravis, Sainteté, répondit Elspeth. Solaris éclata de rire et retira son manteau et sa lourde écharpe.

— « Solaris », petite sœur… Peu de personnes peuvent m’appeler ainsi, et vous êtes l’une d’entre elles. (Elle se débarrassa encore de quelques éléments de son costume officiel, puis se laissa tomber sur un fauteuil près du feu. Hansa bondit sur ses genoux.) Asseyez-vous, Elspeth. Né du Soleil Tashiketh, je ne sais que vous offrir…

— Le sol fera l’affaire, Sainteté, répondit le griffon avec une grande courtoisie. (Il s’installa pendant qu’Elspeth prenait un siège.) J’espère que vous voudrez bien me pardonner, mais comment se fait-il que vous ignoriez que Vykaendys…

— Veillait sur nos deux pays ? Je pense que cette information est tombée dans l’oubli lorsque des prêtres corrompus montèrent sur le Trône du Soleil. Quant à savoir pourquoi Vkandis a choisi de ne pas me la révéler avant aujourd’hui… Ses voies sont impénétrables. Je suppose qu’il avait une bonne raison de m’envoyer ici prendre un bon coup sur la tête.

— Je suis sûr qu’il ne vous a pas fait venir ici uniquement pour ça, Sainteté, répondit respectueusement le griffon.

— Puisque vous êtes là, qui siège sur le Trône du Soleil ? demanda Elspeth, incapable de maîtriser sa curiosité. Je croyais que vous ne pouviez pas partir très longtemps, faute de faire confiance à toute votre congrégation.

— C’est une longue histoire… Un jour, je vous la raconterai en détail. Pour faire court, pendant que je suis ici, Vkandis lui-même occupe le Trône du Soleil. (Voyant la jeune femme sursauter, Solaris sourit.) Littéralement. C’est le deuxième miracle de mon règne. La grande statue de Vkandis s’est animée pendant un Service. Le dieu nous a ordonné de le suivre, et il a gagné la salle du trône, rapetissant à mesure qu’il avançait.

Le ton de Solaris n’était pas plus exalté que si elle parlait de la pluie et du beau temps, pas d’un miracle. Autant fascinée par son attitude que par son récit, Elspeth ne vit aucune raison de mettre en doute la parole de la prêtresse. Car elle n’aurait pas quitté Karse sans une bonne raison et l’assurance de retrouver un trône à son retour.

— Une fois assis, le dieu nous annonça que je devais aller en Hardorn. En mon absence, il garderait mon trône, car je suis sa Fille. Il a juré de protéger Karse des tempêtes. Sur ces mots, il est redevenu une statue… Mais de la taille d’un homme et scellée au Trône du Soleil.

« Ce n’était pas une illusion : la grande statue n’est plus dans le temple et une version plus petite occupe le trône. De plus, Karse est entouré d’une étrange barrière. Les gens peuvent la franchir dans un sens et dans l’autre, mais elle est visible et ressemble beaucoup à la Frontière d’Iftel telle que Karal me l’a décrite. (Elle eut un sourire ironique.) Je sais pourquoi, maintenant… Le Dieu du Soleil avait eu de l’entraînement.

Solaris gardait un ton neutre, mais Elspeth comprit qu’elle était émue et émerveillée. Et elle trouvait ça normal : comment ne pas être bouleversée par un tel événement ?

— Je doute que quiconque ait la témérité de réclamer votre trône, dit Tashiketh. Donc, Vykaendys vous a envoyée ici ?

— Oui, et j’ai déjà fait des voyages plus plaisants – mais aussi des pires. Nos robes nous ont valu le respect de la population, même si elle ignorait que nous étions des Prêtres du Soleil. J’admets avoir eu un choc en apprenant que Tremane avait été connecté à Hardorn. Cela le met sur un pied d’égalité avec moi, et je n’avais jamais pensé à cette éventualité. Mais c’est sans doute bon pour le royaume.

Solaris rit tout bas.

— J’ai une confession à vous faire… Je tire un certain plaisir sadique de sa situation. Tremane ne va pas s’amuser tous les jours ! Entre ça et la malédiction que j’ai lancée sur lui, il devrait parvenir à racheter sa conduite passée.

— Il m’a parlé en privé de l’assassin qu’il a envoyé à Valdemar, dit le griffon. Je crois qu’il le regrette un peu plus chaque jour.

— Tant mieux ! Il a fait beaucoup de mal à tous ceux qui connaissaient ses victimes. Même si je ne suis pas prête à lui pardonner, je veux bien travailler avec lui. Je suis une Adepte d’un genre particulier, ce que vous avez sûrement deviné. Nous devrions trouver des moyens de nous protéger.

— Je l’espère, dit Elspeth.

— Avec l’aide de Vykaendys, nous réussirons, affirma Tashiketh.

Au coeur des tempètes
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